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LE MONDE QUI DURE

ment est une notion déficiente ; j’ai besoin d’un instrument pour remuer un quartier de roche, non pour remuer le bras. On ne peut alors supposer « qu’un esprit tout parfait, dont la volonté tient toutes choses dans une dépendance absolue et immédiate, puisse avoir besoin d’un instrument dans ses opérations, ou l’emploie sans en avoir besoin… L’emploi d’un instrument inactif et inanimé est incompatible avec l’infinie perfection de Dieu[1] ». Berkeley applique à la transcendance de l’Intelligence divine la même pensée que M. Bergson à la simplicité de l’élan vital. Mais c’est surtout dans Schopenhauer que nous retrouvons d’une manière frappante, et expliquée par les plus ingénieuses images, cette théorie. La métaphore du dessin jeté d’un trait simple et qu’on recompose artificiellement par une mosaïque se rencontre déjà chez lui. Et il ajoute : « Cette concordance des parties les unes avec les autres, avec l’ensemble de l’organisme, avec des fins extérieures, conçue et jugée par nous au moyen de la connaissance, c’est-à-dire par la voie de la représentation, nous semble aussi y avoir été introduite par la même voie ; c’est pour l’intelligence qu’elle existe ; c’est de même par l’intelligence qu’elle aurait été réalisée à nos yeux… S’il nous était donné d’avoir une vue immédiate sur l’action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont parle Kant dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d’une bouteille de bière qu’on venait d’ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise, non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l’y introduire… Notre étonnement téléologique peut encore se comparer à l’admiration excitée par les premières œuvres de l’imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l’intervention d’un démon. Car, répétons-le encore une fois, c’est seulement l’intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l’acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d’un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s’étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, dans un certain sens, qu’admirer son œuvre propre[2]. »

  1. Dialogues, tr. fr., p. 208.
  2. Le Monde comme Volonté, III. p. 141.