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LE BERGSONISME

immatériel où s’incarner, et la dispense ainsi de se poser exclusivement sur les corps matériels, dont le flux l’entraînerait d’abord, l’engloutirait ensuite[1] ». Le langage qui réduit la matière à des signes, est bien un produit de cette intelligence pour laquelle « il s’agissait de créer avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer une mécanique qui triomphât du mécanisme, et d’employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu’il avait tendu[2] ».

Ainsi notre intelligence, suivant la pente de la matière et tournant le dos à la vie, va aux signes abstraits comme à des moyens d’action. Et l’originalité du bergsonisme consiste ici à rendre manifestes cette solidarité de l’intelligence spéculative et de l’intelligence pratique, qu’on est toujours porté à opposer comme deux contraires. Il se passe, dans l’intelligence, déposée par la vie, ce qui se passe dans la vie : l’intelligence mathématique et scientifique paraît tourner le dos à l’intelligence pratique précisément pour mieux s’adapter à elle, et l’existence individuelle, produisant une division du travail, spécialise chacune des deux en des cerveaux de types différents. Mais le monde de l’abstrait est aussi un monde du concret, ou plutôt abstrait et concret ne sont que des points de vue sur une nécessité unique de l’intelligence, celle qui lui fait penser la réalité comme discontinue, et faite de solides.

Quand on y réfléchit, les récits anthropomorphiques des cosmogonies religieuses n’ont rien de plus candide que l’atomisme de Démocrite, cette réunion de petits solides qui en tombant au hasard dans l’infinité du temps et de l’espace, finissent par former le monde organisé. Et pourtant cette conception de l’univers a tenu jusqu’à nos jours dans la pensée des savants, des esprits forts, la place de l’œuvre des six jours dans le cerveau des esprits qui ne prétendent pas être forts. L’auteur de l’Ile des Pingouins se représente la sagesse sous les traits d’un monsieur qui traverse la Révolution avec un Lucrèce sous le bras. L’intelligence accepte l’atomisme parce qu’il va dans sa direction, comme y va d’ailleurs, sur une autre voie, celle du grand horloger. La réalité, pour nous, c’est le solide. Ces solides étant très petits, leur petitesse permet de glisser en eux le maximum de mobilité. La matière de l’univers est divisée en autant de parcelles qu’il est requis pour

  1. L’Évolution Créatrice, p. 287.
  2. Id., p. 286.