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LE BERGSONISME

de l’espace à un autre point de l’espace, un objet matériel à un objet matériel ; elle s’applique à toutes choses, mais en restant en dehors d’elles, et elle n’aperçoit jamais d’une cause profonde que sa diffusion en effets juxtaposés[1] ».

Aussi l’intelligence ne se représente-t-elle clairement que le discontinu. Sa fin est, comme le disait Descartes, la distinction et la clarté. Distinction et clarté correspondent aux habitudes qu’elle prend dans les opérations qu’elle pratique sur la matière brute. « Elle devra donc, pour se penser clairement et distinctement elle-même, s’apercevoir sous forme de discontinuité. Les concepts sont en effet extérieurs les uns aux autres, ainsi que des objets dans l’espace. Et ils ont la même stabilité que les objets, sur le modèle desquels ils ont été créés. Ils constituent, réunis, un monde intelligible qui ressemble, par ses caractères essentiels, au monde des solides, mais dont les éléments sont plus légers, plus diaphanes, plus faciles à manier pour l’intelligence que l’image pure et simple des choses concrètes : ils ne sont plus, en effet, la perception même des choses, mais la, représentation de l’acte par lequel l’intelligence se fixe sur elles. Ce ne sont donc plus des images, mais des symboles. Notre logique est l’ensemble des règles qu’il faut suivre dans la manipulation de ces symboles[2]. » Aussi l’intelligence ne peut-elle penser « la continuité vraie, la mobilité réelle, la compénétration réciproque, et, pour tout dire, cette évolution créatrice qui est la vie[3] ».

Est-ce à dire que la discontinuité de l’intelligence prenne exactement le contre-pied de la continuité de la vie ? Pas précisément. La vie est continuité, mais elle est aussi discontinuité, en ce sens qu’elle procède par inventions, par sauts, par mutations brusques autant que par mutations lentes. Le mouvement par déclenchement lui est aussi essentiel que le mouvement évolutif. Et la discontinuité de la connaissance intellectuelle n’a pas seulement son origine dans la nature de la matière brute à laquelle elle s’adapte, mais dans la nature de la vie qui agit et qui crée par elle. « Discontinue est l’action, comme toute pulsation de vie : discontinue sera donc aussi la connaissance[4]. » L’intelligence reproduit donc le mouvement vital en ce qu’il a de coupé, d’inventif. Elle accentue, prolonge cette pulsation et cette

  1. L’Évolution Créatrice, p. 190.
  2. Id., p. 174.
  3. Id., p. 175.
  4. Id., p. 332.