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drait changer ni contre le pur instinct ni contre la pure intelligence.

Du problème de la vie M. Bergson pense que si l’intelligence est seule capable de le poser, l’instinct seul pourrait le résoudre. Étant faits d’instinct et d’intelligence, nous sommes aussi incapables de le poser totalement que de le résoudre entièrement. Mais en allant de l’intelligence à l’instinct et de l’instinct à l’intelligence, en les contrôlant, en les éclairant, en les vivifiant l’un par l’autre, nous pourrons sans doute toucher de plus près le problème qui nous occupe, et qui aurait cessé également de nous intéresser si, l’ayant entièrement résolu, nous n’avions plus à le poser, et si, ne pouvant que le poser, nous devions renoncer à le résoudre. Or l’instinct sexuel est pour nous la réalité même de l’instinct, la clef de l’instinct. Lui d’abord, lui seul nous fait connaître l’instinct dans sa vérité, sa simplicité. Schopenhauer, parlant de l’acte de la génération, écrit : « Cet organisme, dont l’infinie complication et la perfection exigent, pour être appréciées, la connaissance de l’anatomie, on ne peut le comprendre, on ne peut l’imaginer, du point de vue de la représentation, que comme un système conçu au moyen des combinaisons les plus ingénieuses, exécuté avec un art et une précision extrêmes, comme l’œuvre la plus pénible, issue des méditations les plus profondes ; et cependant, du point de vue de la volonté, notre conscience intime nous montre dans la création de cet organisme le résultat d’un acte qui est justement l’opposé de toute réflexion, l’effet d’une impulsion aveugle et impétueuse, d’une sensation d’infinie volupté[1]. » Quand nous voyons qu’on se répand en lieux communs sur les merveilles de l’instinct animal, nous n’avons qu’à évoquer cette page où tout l’essentiel de la théorie bergsonienne est déjà contenu. Complication et simplicité ne sont pas dans l’objet, mais dans le sujet. La complication c’est le point de vue de l’intelligence, la simplicité le point de vue de l’instinct. L’instinct demeure cependant plus près de la réalité, mais cette réalité resterait inopérante, asservie, ne passerait pas à l’action libre, sans l’intelligence. L’homme est sans doute le plus près de la vérité quand, dans l’acte sexuel, il s’éprouve comme l’élan du germe au germe, c’est-à-dire comme l’élan vital lui-même, crée un organisme par le seul fait de cet élan. Mais quand il imagine cet organisme comme un appareil compliqué, ordonné, une œuvre pénible et bien exécutée, il s’éloigne, en un certain sens, de la vérité. Et il

  1. Le Monde comme Volonté, III. 308.