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LE BERGSONISME

La vérité et la fécondité du bergsonisme viennent de ceci : qu’il a le dialogue socratique derrière lui et qu’il a le dialogue socratique devant lui. Il l’a dans le plan de sa mémoire qui est sa richesse de passé, et dans le plan de son indétermination qui est sa richesse d’élan, — mais non dans la pointe de son présent, dans sa vision canalisée pour une tâche précise. Si la philosophie prend aujourd’hui l’élan vital pour objet, c’est que d’abord, en sa source vive d’Occident, le dialogue socratique et platonicien, elle s’est affirmée comme un élan vital. Et qu’est-ce que M. Bergson, qu’est-ce que la philosophie de l’élan vital lui-même proposent maintenant, sinon un retour conscient au dialogue socratique ? Qu’est-ce que nous demande ce prétendu anti-intellectualiste, celui que James lui-même félicitait d’avoir terrassé le monstre Intellectualisme, sinon de reconnaître en l’intelligence la seule forme de l’élan vital qui ait la voie libre devant elle, et de tenter la genèse de l’intelligence ? À cette genèse sont convoquées les puissances mêmes du dialogue. — Phèdre et Théétète, Calliclès et Protagoras, Simmias et Cébès, qu’ils descendent parmi nous de la frise panathénaïque ! Cette genèse, dit M. Bergson, sera nécessairement une entreprise « collective et progressive. Elle consistera dans un échange d’impressions qui, se corrigeant entre elles et se superposant aussi les unes les autres, finiront par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même[1] ». La vieille inscription : Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! gardera son éclat et sa vérité intacts. C’est à force de précision que la philosophie devient capable de dépasser la précision, à force d’humanité que nous obtiendrons de l’humanité qu’elle se transcende ainsi.

La véritable ligne historique du bergsonisme, il faut la chercher non dans le corps matériel des grands systèmes, mais dans cette fine substance cérébrale et nerveuse qui fait la vie de la philosophie, et que les systèmes ont pour fonction de servir, — ou plutôt dans quelque chose de moins matériel encore, dans cet élan du germe au germe auquel, lorsque nous le considérons dans son ensemble, nous pourrions donner le nom, au premier abord étrange et si diversement ravalé, d’Académie.

De Socrate à Platon, de Platon aux Nouveaux Académiciens, de ceux-ci à Cicéron, de Cicéron à Plutarque, de Plutarque à Montaigne, de Montaigne à Bayle et au XVIIIe siècle, du XVIIIe siècle à Renan,

  1. Évolution Créatrice, p. 209.