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LE BERGSONISME

de la maison. M. Bergson pense de la philosophie ces deux choses dont il a prouvé par son exemple qu’elles ne sont pas contradictoires : d’abord qu’il n’y a de philosophie vraie que celle qui est méditée dans les profondeurs de la vie intérieure, par la tension non de la seule intelligence, mais de l’être tout entier, — ensuite qu’il n’y a de philosophie exacte et montrable que celle qui peut s’exprimer en une suite didactique, présenter, avec un langage et des qualités de professeur, l’expérience à l’intelligence. Ce dorique et cet ionique collaborent à l’Acropole des philosophes, ces deux sexes sont nécessaires pour produire la philosophie vivante et vraie. Faute de familiarité avec l’intelligence on demeure un mystique, faute de familiarité avec l’intuition on devient un scolastique, On conçoit que cette philosophie soit pénible à penser, et surtout à penser clairement. Mais il ne s’agit pas de voir si une œuvre est pénible, il s’agit de savoir si elle doit être faite.

La conscience de cette difficulté est liée pour M. Bergson à l’effort philosophique, et nous ne devons pas l’oublier. Penser le bergsonisme avec facilité c’est le penser superficiellement, c’est rouler sur l’une des deux pentes d’automatisme qu’il comporte, soit une pente d’intuition qui le dissout en une rêverie, soit une pente d’intelligence qui le défait en une scolastique. Philosopher c’est penser difficilement une idée infiniment plus simple que les idées faciles.

M. Bergson, dans son petit livre sur la Philosophie française, attache une grande importance à l’impulsion fournie par Maine de Biran et par sa philosophie de l’effort. Et en effet, d’un certain point de vue, M. Bergson nous a donné, imposé sous des formes originales ce sentiment de l’effort qui était pour Biran au principe de sa vie intellectuelle et morale. Peu d’ouvrages philosophiques représentent une somme d’effort plus saisissante que Matière et Mémoire, un effort que d’ailleurs aucun lecteur ne paraît avoir pu suivre jusqu’au bout jusqu’à ce que l’Évolution Créatrice vînt, prolongeant cette psychologie en cosmogonie, nous donner le levier par lequel nous l’avons enfin soulevée.

L’effort dépend du poids de ce qu’on soulève et de la force de celui qui soulève. Être philosophe, ce n’est pas seulement mesurer et tenter l’effort, c’est le réussir en partie. Être un grand philosophe c’est le réussir en un élan de génie, c’est donner sur le crâne de Jupiter le coup de hache de Vulcain. On s’est demandé si M. Bergson pouvait être compté parmi ceux qui l’ont donné, si sa philosophie partait