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LE BERGSONISME

Où l’influence de M. Bergson a joué le plus largement et le plus librement, c’est en Angleterre et en Amérique. Le bergsonisme n’est pas un pragmatisme, mais à un certain moment le pragmatisme peut apparaître comme l’un de ses équivalents pratiques et l’une de ses coupes commodes. En tout cas, la diffusion et l’éclat du bergsonisme en pays anglo-saxon ont été fortement aidés par l’action des philosophies pragmatistes et pluralistes, ont formé avec elle un vaste pli indivisé. Notons que le congrès de Heidelberg nous avait montré les Allemands tout à fait rebelles au pragmatisme, et excités contre lui comme s’il n’était qu’une dérision de la philosophie. William James semble avoir été vers 1896 un des rares philosophes à comprendre déjà Matière et Mémoire, à en apercevoir la fécondité, à découvrir derrière le livre les perspectives qu’il impliquait. Puis son adhésion au bergsonisme produisit une grande impression dans le monde philosophique américain. Observons que l’anglais est pour ainsi dire l’autre langue maternelle de M. Bergson, que la critique de Hume, l’immatérialisme de Berkeley, l’évolutionnisme de Spencer et finalement le pragmatisme de James présentent avec sa doctrine sinon des analogies, du moins des sympathies, peuvent être regardés comme ses préparations. Nul plus que lui n’a contribué à former un état d’esprit, ou plutôt un état de culture franco-anglais. En revanche le bergsonisme paraît entrer difficilement dans des cerveaux purement latins. L’Italie, qui a pu se laisser pénétrer si profondément d’influences hegeliennes, n’a presque pas été touchée par la philosophie de M. Bergson. Rapprochons-en d’ailleurs l’indifférence presque absolue de la pensée française à l’égard de M. Croce. En France les Méridionaux, épris d’idées nettes, massives, bien coupées dans la lumière et sur le bleu, paraissent flairer en M. Bergson un ennemi de l’idéal méditerranéen, et, sans d’ailleurs l’avoir précisément lu, le couvrent parfois d’injures truculentes.

Cette philosophie inachevée, en mouvement (et qui n’admet d’ailleurs de philosophie vraie qu’inachevée et en mouvement), paraît même avoir épousé l’amplitude du monde anglo-saxon et comporter comme une figure d’Orient et une figure de Nouveau Monde. La liaison avec l’Orient paraîtra vraisemblable, si l’on se souvient d’abord des affinités alexandrines de M. Bergson (mais ici n’exagérons pas et notons que la philosophie de Plotin est d’abord et principalement une philosophie grecque), et ensuite, et surtout, de la pente indienne qu’a épousée spontanément, avec Schopenhauer, l’autre