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dans la géométrie le dispositif idéal qui permet ce quelconque, l’instinct ne peut pas porter sur une vie quelconque, probablement parce que ce terme : vie quelconque, est contradictoire. Il nous suffit d’aller idéalement à la limite de l’énergie défaite pour que, toute énergie devenue de l’énergie indifférenciée et inutilisable, il n’y ait plus que de l’énergie quelconque et toujours pareille à elle-même. Mais chaque moment de la vie est dans une certaine mesure création de quelque chose de nouveau, d’unique, un particulier qui ne comporte qu’une connaissance particulière. Comment donc alors y ranger l’instinct, puisque l’instinct est toujours connaissance spécifique ? C’est que l’instinct, connaissance de la vie par la vie, ne peut porter que sur le courant vital qui va du germe au germe, non sur l’individu toujours enclin à arrêter à lui ce courant. Il accompagne le courant vital comme la connaissance particulière nécessaire à ce courant, comme le lit dont le courant a besoin pour couler.

Si on voulait s’exprimer (d’ailleurs dangereusement) en langage leibnitzien, on pourrait dire que la monade n’a pas seulement la connaissance claire de son corps, mais la connaissance claire de tout ce qui intéresse son corps, et que cette connaissance claire lui est fournie par l’instinct. Le sphex va aux centres nerveux de la chenille comme le petit mammifère va au lait de sa mère, en suivant le même élan vital qui a organisé la matière de son corps.

Mais comme toute connaissance l’instinct s’explique par une cause privative. Une connaissance s’appliquerait de droit à tout, mais tout lui est fermé sauf ce qui intéresse l’action. Elle n’est opérante que si elle est canalisée. Cette occlusion est infiniment plus rigoureuse pour l’instinct que pour l’intelligence. La vie étant « un tout sympathique à lui-même », l’instinct d’une espèce consiste à intercepter ce tout sympathique, sauf sur un point où il passera comme un rayon lumineux par une fente. L’instinct, qui serait en droit une intuition indivisée de l’élan vital, le restreint en fait à ce qui est utile à l’espèce : l’instinct d’une espèce ne porte que sur ce qu’on pourrait appeler son secteur d’élan vital. « Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales, — de même que l’intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière[1]. »

En principe donc l’instinct porterait sur le secteur restreint de vie

  1. l’Évolution Créatice, p. 191.