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LE MONDE QUI DURE

À partir du second Comme eux, M. Rodrigues expose le contraire même de la vérité, car non seulement le bergsonisme n’est pas présenté par son auteur comme un système complet, mais il exclut toute possibilité de système complet : l’interprétation qu’en donnent les pluralistes américains, d’après laquelle ce n’est pas seulement l’esprit humain, c’est la réalité même, qui ne comporte pas la possibilité d’un système complet, répondrait peut-être mieux à la pensée vivante de son auteur. Mais ce qu’il faut retenir du passage et du livre de M. Rodrigues, c’est qu’il correspond aujourd’hui au sentiment à peu près général du monde philosophique. Ceux qui criaient que le bergsonisme n’était qu’un feu follet romantique, ils ont échoué tout autant que les peintres qui affirmaient sous Louis-Philippe que, la Bataille de Taillebourg, c’était à Versailles une invasion pire que celles des 5 et 6 octobre. Certes M. Bergson conserve, comme il est naturel et utile, beaucoup d’adversaires, mais ces adversaires le traitent comme lui-même traitait Zénon et Platon, ils s’efforcent non de penser sans lui, mais de penser contre lui. On n’envisage plus guère le problème philosophique comme si M. Bergson n’avait pas existé.

Je n’ai cité que le livre de M. Berthelot comme exemple de la réaction contre M. Bergson dans le monde philosophique français, dans cette ϰοινή (koinê) faite à la fois (soyons aussi chimiste !) de spiritualisme, d’idéalisme, de scientisme et de criticisme. C’est en effet le plus typique et le plus intelligent. On peut négliger le livre de Fouillée sur la Pensée et les nouvelles écoles anti-intellectualistes, consacré en grande partie à M. Bergson. Fouillée, esprit qui fut large, conciliant, ingénieux, a rendu des services dans une longue carrière philosophique, mais comme ce livre fait toucher du doigt la nécessité de renouvellement par les différences individuelles, par les générations inventives, par tout ce qui dit : non ! à un passé ! Il est curieux d’incompréhension sincère et scandalisée. J’avais déjà dit cela, et mieux, gémit-t-il devant M. Bergson, de même que, selon lui, Nietzsche était déjà, en ce qu’il a de meilleur dans Guyau.

La dernière phrase de l’Évolution Créatrice paraissait donc jeter un gant de chaque main : à gauche à l’idéalisme rationnel, à droite à cette ombre du moyen-âge qui erre encore sur le bord des systèmes en