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LE MONDE QUI DURE

losophiques un peu raidis, provient sans doute de l’antipathie alors presque générale contre ce livre obscur et singulier, qu’on ne savait par quel bout prendre. M. Bergson s’arma de patience, exposa sous d’autres formes la critique, qui lui tenait particulièrement à cœur, du parallélisme psycho-physiologique, dans des communications à la Société de Philosophie et au Congrès de Philosophie de Genève. À Genève, ayant adopté à dessein la forme la plus dialectique possible, il se fit comprendre ; l’émotion fut assez considérable, on vit qu’il y avait là une question à réviser. Mais depuis dix ans tout cela était exposé, avec une clarté et une profondeur peut-être supérieures à celles du travail de Genève, dans Matière et Mémoire.

Au contraire le succès de l’Évolution Créatrice fut presque instantané, dépassa considérablement le cercle étroit des philosophes, envahit la grande presse et le grand public. Le caractère dramatique de cette exposition cosmogonique, les interprétations hardies et profondes que l’auteur donnait de théories biologiques elles-mêmes très actuelles et très discutées, la restauration de la grande métaphysique, de cette synthèse de Kant et de Spencer vainement espérée jusqu’alors, le plein épanouissement d’un talent littéraire qui portait à sa perfection le génie français de l’exposition ordonnée et claire, tout cela révéla d’un coup, par une sorte d’explosion brusque, qu’un grand nom s’ajoutait à la chaîne des vrais inventeurs philosophiques.

Cet éclat subit ressemble, toute différence gardée, à la divulgation de Schopenhauer après 1850. Matière et Mémoire avait connu une obscurité analogue au Monde comme Volonté, et pour des raisons sans doute semblables. La réputation philosophique est faite par ceux qui enseignent la philosophie, et enseigner la philosophie c’est plus ou moins manier des concepts, vivre dans la dialectique. Un système dialectique, si subtil et si compliqué soit-il, trouve tout de suite des esprits pour le saisir, pour le comprendre, pour le juger, pour en tenir compte. Il n’en est pas de même d’une philosophie fondée sur une forme encore plus ou moins inaperçue de l’intuition. Un travail d’adaptation, de mise au point est nécessaire. Il faut du temps. La philosophie de M. Bergson a eu besoin de temps pour être conçue, pour vivre en lui, et elle en aurait encore besoin indéfiniment. Il est donc naturel qu’il lui en ait aussi fallu pour être comprise, pour vivre en autrui. Une philosophie de la durée trouve là son terreau normal et salubre, et M. Bergson aurait eu moins que personne de raison de s’en plaindre.