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LE BERGSONISME

saires actuels, comme Zénon d’Élée et Platon, soit qu’il ait vu ses intuitions coïncider parfois avec les leurs, comme ce fut le cas pour Plotin.

Et il semble aussi que Ravaisson ait communiqué à la philosophie de M. Bergson, par sa personne autant que par sa pensée, une sorte de schème dynamique indéfinissable et insaisissable. « À travers son œuvre entière résonne, ainsi que dans une mélodie le ton fondamental, cette affirmation qu’au lieu de diluer sa pensée dans le général, le philosophe doit la concentrer sur l’individuel[1]. » La méditation d’Aristote et de Leibnitz, et surtout une nature propre à écarter les nuages d’idées abstraites, les voiles de mots, les vapeurs de verbiage (éprouvées de près dans la fréquentation de Cousin) avaient donné à Ravaisson ce sentiment vif interne qui est pour M. Bergson la substance même et l’acte propre, l’ἐνέργεια (energeia) de la vie philosophique.

Enfin Ravaisson a peut-être renforcé en M. Bergson, par son exemple, par ceux d’Aristote et de Leibnitz qu’il interprétait, le sentiment profond de ceci, que comprendre le maximum c’est comprendre par là, éminemment, le minimum, saisir la philosophie de l’esprit c’est saisir du même coup, dans le même mouvement d’intuition, la possibilité d’une philosophie de la matière. « Aux yeux de M. Ravaisson la force originatrice[sic] de la vie était de même nature que celle de la persuasion. Mais d’où viennent les matériaux qui ont subi cet enchantement ? À cette question, la plus haute de toutes, M. Ravaisson répond en nous montrant dans la production originelle de la matière un mouvement inverse de celui qui s’accomplit quand la matière s’organise. Si l’organisation est comme un éveil de la matière, la matière ne peut être qu’un assoupissement de l’esprit. C’est le dernier degré, c’est l’ombre d’une existence qui s’est atténuée, et, pour ainsi dire, vidée elle-même de son contenu. Si la matière est la base de l’existence naturelle, base sur laquelle, par ce progrès continu qui est l’ordre de la nature, de degré en degré, de règne en règne, tout revient à l’unité de l’esprit, inversement nous devons nous représenter au début une distension d’esprit, une diffusion dans l’espace et le temps qui constitue la matérialité. La Pensée infinie a annulé quelque chose de la plénitude de son être, pour en tirer, par une espèce de réveil et de résurrection, tout ce qui existe[2]. »

  1. Notice sur Ravaisson. C. R. de l’Ac. des Sc. Mor., t. 161, p. 678.
  2. Id., p. 694.