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LE MONDE QUI DURE

rendre l’inexprimable coloration que répand parfois sur toute une vie d’homme un enthousiasme de la première jeunesse[1]. » Le meilleur de Ravaisson paraît être passé dans cette influence, car ces pages mêmes, quand nous les lisons (moi du moins) nous laissent assez froids, nous satisfont beaucoup moins que la thèse sur l’Habitude et certaines pages de l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote. Ravaisson a eu le mérite de ne pas trop insister sur la philosophie quand il n’avait plus grand chose à y dire, s’étant donné tout entier en quelques pages de jeunesse, de l’abandonner élégamment pour cette sœur aînée qu’était la sculpture grecque, — et en même temps de durer, de représenter longtemps une tradition. Si le fruit de l’éclectisme consista à rappeler les esprits dans la tradition philosophique, à les habituer à concevoir le cercle des grands philosophes comme une sorte de cité des âmes, nul mieux que Ravaisson (en partie à cause de sa longue vie) n’a entretenu cet esprit civique. Lorsque le jeune Cousin Schellingien de 1824 et du voyage d’Allemagne eût définitivement sombré dans l’éloquence et l’administration, et fût devenu un préfet désagréable et verbeux de la philosophie, Ravaisson figura comme l’homme de la vie intérieure désertée par son tumultueux maître, et l’homme aussi de la tradition métaphysique vivante. Cette unité d’élan vital que nous avons reconnue entre le bergsonisme et les philosophies allemandes post-kantiennes, le voyage de Ravaisson à Munich, sa rapide présentation à Schelling, ont permis aux faiseurs d’étiquette de la transformer en une chaîne chronologique d’écoles et d’influences Schelling-Ravaisson-Lachelier-Bergson, qui, sous cette forme artificielle et scolastique, est très discutable. Ce qui est peut-être, au point de vue qui nous occupe, plus important, c’est le contact fécond établi et maintenu par Ravaisson entre les idées animatrices de la philosophie grecque et celles que peut vivre aujourd’hui notre pensée, le caractère actuel et vivant d’un Aristote pris en lui-même, dans sa pureté grecque, et non plus dans les fantômes, indéfiniment reflétés les uns par les autres, de la scolastique. M. Bergson (qui écrivait sa thèse latine sur la théorie aristotélicienne de l’espace) est précisément un des rares philosophes modernes qui aient considéré les systèmes anciens comme des systèmes vivants, dont le rôle persiste dans l’activité de notre pensée, comme Euripide vivait pour Racine, ou Horace pour Boileau : soit qu’il discute en eux des adver-

  1. Notice sur Ravaisson. C. R. de l’Ac. des Sc. Mor., t. 161, p. 694.