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LE MONDE QUI DURE

M. Berthelot a sans doute raison de montrer qu’une certaine communauté, même une certaine influence, existe sur deux points. D’abord celui-ci, que pour Spencer la théorie de la connaissance n’allait pas sans une théorie de l’évolution de la vie, ni cette théorie sans une théorie physique des transformations de l’énergie. Puis cet autre, que le développement de l’intelligence s’explique par des raisons utilitaires. Mais ces analogies de doctrine sont peut-être secondaires à côté de l’opposition des méthodes.

Spencer pense par généralités tandis que M. Bergson pense par problèmes particuliers. M. Bergson n’aurait jamais écrit des « principes » premiers, de biologie, de psychologie, de sociologie. Il aurait pris, dans chacun de ces ordres, un fait crucial, l’aurait étudié à fond sans parti-pris, et en aurait tiré les conséquences philosophiques qu’il comportait. La méthode de M. Bergson exclut tout essai de « premiers principes ». C’est ainsi qu’en matière biologique, dit M. Bergson, « si Spencer avait commencé par se poser la question de l’hérédité des caractères acquis, son évolutionnisme aurait pris sans doute une toute autre forme[1] ». L’hérédité eût cessé d’être un premier principe, un moyen d’explication universelle, et il eût fallu recourir à ces forces inventives, créatrices de la vie, qui, tout en s’appuyant sur l’hérédité et la matière, en les épousant pour les tourner, dépassent l’hérédité aussi bien qu’elles dépassent la matière. C’est vrai. Mais ce si que M. Bergson applique à Spencer ne doit nullement devenir l’expression d’un regret. En ces matières, on commence par essayer de résoudre les problèmes, et on finit par les poser. Pour qu’on s’aperçut des difficultés que rencontrait l’explication par l’hérédité, il fallait d’abord que cette explication se fût mise en marche avec confiance ; la confiance est pour les théories comme pour les hommes la vertu propre et utile de la jeunesse.

William James a dit que la scolastique c’est le sens commun devenu pédant. Spencer c’est le sens commun devenu savant. Et la naïveté de ce sens commun sous ses armes scientifiques fournissait à un vrai philosophe comme M. Bergson un spectacle fort suggestif. Spencer nous dit dans son Autobiographie que George Éliot s’étonnait de ne pas lui voir de rides sur le front. Il se vante de n’en avoir presque jamais eu, et l’explique en disant que sa philosophie n’est pas née chez lui d’un effort, d’une tension, d’une ré-

  1. Évolution Créatrice, p. 85.