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LE MONDE QUI DURE

du dessin vivant, de la ligne lancée par l’acte indivisible d’un seul trait, et que l’intelligence chercherait en vain a recomposer avec des pierres de mosaïque. Schopenhauer a d’ailleurs comme M. Bergson accumulé les images pour montrer que les créations de la vie sont des actes simples, et que l’intelligence est dupe de son illusion constitutive lorsqu’elle en cherche l’origine dans une finalité réfléchie et voulue : tel, dit-il, le sauvage qui, voyant la mousse jaillir d’une bouteille de bière, s’émerveillait et se demandait comment toute cette mousse avait bien pu y être introduite.

Ces analogies sont d’autant plus intéressantes qu’elles n’ont rien d’une influence proprement dite. Les deux philosophies sont certainement parties de principes et de problèmes très différents, elles n’ont pas leur point de départ réel dans une réflexion sur Kant, mais tout se passe comme si leur pente les conduisait au grand problème de la Critique : le dualisme de la sensibilité et de l’entendement. Il s’agit de chercher la chose en soi dans ce que Kant appelait la sensibilité, et de faire de l’entendement, autour de cette chose en soi, un système de relations, posées chez Schopenhauer comme un ordre de représentation, chez M. Bergson comme un ordre d’action. En somme l’analogie partielle ne consiste que dans la conception du monde-volonté. M. Bergson combat radicalement la proposition fondamentale de Schopenhauer : Le monde est ma représentation. Mais de toute façon le dialogue entre deux philosophes aussi différents et de nature aussi opposée, le fait que leurs philosophies se trouvent, par leur côté essentiel, attirées l’une vers l’autre, est un des plus curieux parmi ceux qui font le sujet de cette revue sommaire.

Il est facile d’apercevoir une communauté d’élan vital entre la philosophie bergsonienne et les philosophies allemandes issues de Kant, communauté qui ne nous apparaît jamais comme une influence, mais comme des figures analogues prises sur des voies divergentes d’une évolution. L’influence serait d’autant plus improbable qu’il existe une certaine antipathie entre la forme de la philosophie de M. Bergson et la forme de la philosophie allemande. Rien de moins germanique que ses exposés, que sa façon de traiter ses problèmes et de mener ses discussions. Une page de M. Bergson est à l’antipode d’une page de Kant, de Hegel, et même de Schopenhauer. Au con-