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LE BERGSONISME

ce genre que constituent les philosophies de l’évolution au XIXe siècle. Mais l’analogie entre lui et le bergsonisme serait bien superficielle. Par son côté le plus important il en forme l’antithèse. Le temps qui était une intuition pour Kant, il l’absorbe dans une réalité logique, il convertit les moments vivants de la durée en une dialectique immanente. Si nous naissons tous platoniciens, la philosophie de la durée reste ici enveloppée dans du « platonisme » pur et dur, comme les poissons ganoïdes dans leur carapace.

Au contraire, s’il est un philosophe qui se soit élevé avec intransigeance, avec violence, contre la réalité de la durée, plus encore que Spinoza, c’est bien Schopenhauer. Il le faisait d’autant plus volontiers qu’il s’imaginait que chacun des coups qu’il portait à la durée atteignait la philosophie de Hegel. La réalité du temps, selon lui, enlève toute portée au principe de raison suffisante, puisqu’un temps infini s’étant écoulé jusqu’au moment présent, tous les phénomènes possibles auraient déjà dû prendre place dans ce temps infini, et le fait présent, c’est-à-dire le fait réel, n’aurait plus de raison d’être. Raisonnement qui, pour M. Bergson, ne ferait que pousser à son hyperbole la conception d’un temps abstrait, inerte et spatial. Et Schopenhauer n’a pas l’air de se douter combien il reste hégélien lorsqu’il écrit : « Tout être considéré dans le temps peut être également et par contre qualifié de non-être, car le temps n’est que ce qui permet à plusieurs qualités opposées d’appartenir à un même objet[1]. » Mais cette négation du temps prend chez lui, comme chez Spinoza, un caractère singulièrement vivant, l’aide à traiter de façon profonde bien des problèmes, comme celui de la finalité, celui de l’art, celui de la morale, celui de la mort.

Il les traite en fonction de la négation du temps, comme M. Bergson, ou ses successeurs, pourront les traiter en fonction du temps. Peut-être commencerons-nous alors à nous expliquer ce fait inattendu et singulier : la philosophie de Schopenhauer est résolument et agressivement une philosophie de l’intemporel, et celle de M. Bergson une philosophie de la durée ; et cependant, de toutes les philosophies du XIXe siècle, il n’en est sans doute pas qui par son esprit intime, ses profondeurs vivantes, présente avec celle de M. Bergson plus d’analogie que celle de Schopenhauer. Le rapprochement a d’ailleurs été déjà fait. Et nous aurions, dans la même voie, d’autres sujets

  1. Le Monde comme Volonté et Représentation, tr. Burdeau, I, 182.