Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
LE BERGSONISME

sible leur usage dialectique, et qui interdira d’ériger en valeur organique la valeur canonique de la raison. Le bergsonisme est un effort tout différent qui vise en partie le même but, et qui va plus loin en expliquant comme une valeur pratique cette valeur canonique de l’intelligence, mais la critique de M. Bergson ressemble ici parfois, dans ses termes, à celle de Kant[1]. Kant et M. Bergson admettent que l’expérience seule pourrait nous donner une connaissance. Mais pour Kant il n’y a pas d’expérience pure, c’est-à-dire pas d’intuition pure. Pour M. Bergson au contraire il y a une intuition et une expérience pures. Bien qu’il n’existe pas de concept sans intuition, Kant constitue dans la Critique une étude des concepts purs, une étude de la logique pure, une logique transcendentale, c’est-à-dire la science des formes de l’entendement en tant qu’elles sont connues comme connaissant a priori (d’où la forme que prend le problème originel dans les Prolégomènes : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?) De même que Kant constitue une logique pure de l’entendement, M. Bergson donne pour tâche à la philosophie de constituer ce qu’on pourrait appeler une empirique pure, une Empirique transcendentale, ou plutôt transcendente, ou mieux encore (ab exterioribus ad interiora) descendante, une science de l’expérience en tant qu’elle se confond en nous avec un a priori réel et non plus formel, lequel crée la logique elle-même pour ses besoins pratiques.

La Logique métaphysique que veut constituer Kant sera, dans son idée, quelque chose de définitif. Kant a écrit la Critique de la Raison pure en songeant à trois précédents, celui de la logique formelle, parfaite dès sa création, celui des mathématiques pures qui ont pu, chez les Grecs, écrit-il dans la préface de la deuxième édition, « subir une révolution due à un seul homme, qui conçut l’heureuse idée d’un essai après lequel il n’y avait plus à se tromper sur la route à suivre », et celui de la physique pure. Au contraire, la métaphysique « semble plutôt être une arène exclusivement destinée à exercer les forces des joûteurs en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable ». M. Bergson a porté le même jugement sévère sur la méthode dialectique où tout se plaide et se réfute, et, avant Kant, Descartes avait dit que s’il savait que sa philosophie dût tomber dans cette arène de disputations, il cesserait de s’en occuper.

  1. Par exemple id., I, p. 100 et 101.