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LE BERGSONISME

de durée absolue, dans le rythme de laquelle la théologie protestante et moderniste a voulu engager les dogmes eux-mêmes. Histoire d’un homme, histoire d’un peuple, histoire de l’humanité, histoire de la vie, histoire de l’absolu, développent ou plutôt créent le même fil, et tissent la même étoffe, qu’elle soit — ce qui reste ambigu dans le monde imprévisible de la liberté créatrice — robe de lumière pour un Dieu sur le Thabor, ou linceul de pourpre pour l’univers mort. L’histoire de l’univers, comme la nôtre et celle de notre peuple, de notre espèce, est faite elle-même de ces robes et de ces linceuls, de réussites et d’échecs alternés et impliqués. Notre existence nous donne sans doute toute l’essence de l’univers. « Ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent. » Ils eurent aussi les heures sacrées. — Mourir ? L’homme sait qu’il meurt, mais l’univers n’en sait rien. L’univers ne sait pas s’il mourra, et c’est ce qui fait la liberté de l’élan créateur. S’il se savait mortel ou s’il se savait immortel, il cesserait de lutter, d’agir, il cesserait d’être.


XV

LA PHILOSOPHIE

Un philosophe qui n’est pas un sceptique (et même un sceptique, qui, ne serait-ce que pour définir son ἐποχή (epochê), sort toujours de l’ἐποχή (epochê) par un véritable système « épochiste ») peut prendre vis-à-vis de la philosophie antérieure quatre attitudes. Croire que le passé lui a légué une philosophie construite et totale à laquelle il n’a qu’à se référer : c’est l’attitude scolastique. — Croire à la vérité de sa propre philosophie, comme à une découverte définitive que les esprits bien faits devront accepter : c’est l’attitude de Descartes dans l’ordre dogmatique, de Kant dans l’ordre critique. — Croire à un développement successif dans le temps, à une procession du vrai ; c’est l’attitude de Hegel. — Croire à la possibilité de thèses, et même de lignes de thèses, qui ont toujours existé dans la philosophie, et entre lesquelles nous nous décidons à la fois par dialectique et par un libre choix : c’est la