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LE BERGSONISME

donné qu’au bout d’un instant par les deux ou trois dont l’esprit était le plus vif. (Il s’agissait d’un lycée du centre de la France, et la réaction eût sans doute été plus rapide à Condorcet ou à Louis-le-Grand). Le rire se conformait ici à son rôle bergsonien, et corrigeait sous sa grande vague vivante un excès de mécanisme. Mais ce mécanisme n’était-il pas donné dans la nature même de l’histoire, et le professeur d’histoire qui l’exposait à la dérision ne faisait-il pas figure d’un Gracchus de seditione querens ? Richelieu vivant ignorait évidemment ce que durerait la guerre et comment elle se terminerait. Mais le Richelieu historique est pris dans l’espace-temps qui implique une guerre de Trente ans finie, une Allemagne divisée, des traités de Westphalie signés ; Richelieu, ce n’est pas l’action de Richelieu s’accomplissant, c’est l’action de Richelieu accomplie, l’œuvre de Richelieu encadrée, c’est-à-dire spatialisée, entre des causes et des résultats qui figurent à nos yeux sur un même écran de passé. L’histoire simple spatialise de la durée au premier degré, comme la physiologie ou la physique. La philosophie de l’histoire, herdérienne ou hegélienne» la spatialise à un second degré, sur un plan analogue à celui de la métaphysique platonicienne.

On conçoit dès lors que la philosophie bergsonienne, bien que M. Bergson ne l’ait jamais appliquée à l’histoire, puisse nous amener, en cette matière, d’abord à une sorte de scepticisme fécond, puis à une vision plus vivante et plus fraîche de la réalité historique. Comme la voie était libre, après Spencer, pour l’Évolution Créatrice, l’Évolution Créatrice rend peut-être la voie libre pour une idée véritablement évolutive de l’histoire.

On peut dire, d’un certain point de vue, que l’histoire est coextensive à la vie. La matière à laquelle s’applique la science n’a pas d’histoire, et le mécanisme cartésien était logique avec lui-même en disant à l’histoire : « Je ne vous connais pas. » Le principe scientifique de la conservation de l’énergie est le principe d’un monde qui n’a pas d’histoire. Les actions et réactions des atomes pourraient seulement y donner lieu à des statistiques. On a constaté que la loi de Mariotte n’est qu’une application d’une loi statistique, la loi des grands nombres, et, si on se place au point de vue des derniers éléments matériels, toute loi physique est peut-être une loi des grands nombres. La loi des grands nombres ne fonde-t-elle pas déjà un déterminisme humain très suffi-