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LE BERGSONISME

furtivement, dans la destinée du monde, un point initial et un point terminal, puis une route qui les réunit, et sur laquelle l’individu, en philosophant, découvre le lieu où il est parvenu. Cette façon de philosopher en histoire donne pour produit le plus souvent quelque cosmogonie[1]. » Selon Schopenhauer ces philosophes (c’est-à-dire son ennemi Hegel) écrivent comme si Kant n’avait jamais existé, et il estime que pour les réfuter sans réplique « il suffit de cette remarque, que le passé au moment où je parle, fait déjà une éternité complète, un temps infini écoulé, où tout ce qui peut et doit être devrait déjà avoir trouvé place ». La seule vraie façon de philosopher est, dit-il, de s’attacher « à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes en ce monde. »

Ces philosophies anti-temporelles ont d’ailleurs toujours été accompagnées ou suivies de philosophies où la durée était plus ou moins réintégrée. L’histoire joue un rôle important dans la philosophie du Lycée. Leibnitz, qui occupa une partie de sa vie à des recherches historiques, et qui eut un sentiment profond de l’histoire, écrit ces paroles remarquables que Cournot aurait pu mettre en épigraphe à ses travaux : « Quidquid sciri dignum est, distinguo in Theoremata, seu rationes, et observationes seu historiam rerum, historiam locorum et temporum[2]. » Et la philosophie allemande qui suit Kant trouve, avec Herder et Hegel, un de ses épanouissements dans une synthèse téléologique de l’évolution historique.

Mais même chez les philosophes qui réintègrent ainsi le point de vue de l’histoire et qui balancent, dans la suite des doctrines, les poussées éléatistes par leurs antithèses héraclitéennes, le temps demeure une réalité de seconde zone, une image mobile de l’éternité. Vis-à-vis du point de vue logique, le point de vue historique reste accessoire et dérivé. L’histoire d’ailleurs nous aide à chercher des lois du devenir, qui elles-mêmes ne deviennent pas, qui sont, qui expliquent, qui impliquent des formules pleines d’être immobile et immuable. Inutile d’insister pour Aristote, dont la doctrine reste une exégèse encore si platonicienne du platonisme. Mais à propos de Leibnitz, M. Bergson explique fort bien comment l’histoire intérieure d’une monade n’est conçue que comme la réfraction d’une réalité non historique. « Si la multiplicité de ses monades n’exprime

  1. Le Monde…, trad. Burdeau, I. p. 285.
  2. Edit Dutens, t. V, p. 183.