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LE MONDE QUI DURE

du monde extérieur, ne serait pas arrivée, en ces matières, à des découvertes que nous ne pouvons guère soupçonner. Il en fait un suggestif tableau, qui nous rappelle l’Uchronie de Renouvier. Et il ne tarde pas à conclure qu’il n’était « ni possible ni désirable que l’esprit humain suivît une pareille marche ». Il fallait commencer par la science qui nous a valu ce bienfait et cet outil précieux qu’est la précision. Mais aujourd’hui « nous pouvons nous aventurer sans crainte dans le domaine à peine exploré des réalités psychologiques ». Cependant serait-ce bien sans danger que nous les pousserions jusqu’à la découverte du secret de la destinée humaine après la mort ? La nature ne se soucie pas de l’individu, mais de l’espèce, et, en ce qui concerne l’espèce humaine, de son progrès. Ne peut-on imaginer avec quelque vraisemblance qu’à la connaissance de l’outre-tombe individuel répondrait un ralentissement de l’élan de l’espèce, et la mort de l’humanité ? Le clair-obscur religieux, son mélange de doute et d’espérance, n’est-il pas la lumière la plus appropriée à nos regards et à notre action ?

Kant estimait qu’une solution positive et rationnelle du problème de la mort serait la mort de la morale. Et son raisonnement n’est pas sans valeur. M. Bergson n’a fait passer qu’avec de grandes précautions l’hypothèse de la survivance sur le plan moral. Il admet que « la conservation et même l’intensification de la personnalité sont possibles et même probables après la désintégration du corps ». Mais le corps c’est l’action, et une fois l’action ôtée de la personne, cette personne devenue inopérante et désintéressée, quelle analogie de notre expérience nous permettra de l’appeler une personne ? « Ne soupçonnerons-nous pas, ajoute-t-il, que, dans son passage à travers la matière qu’elle trouve ici-bas, la conscience se trempe comme de l’acier, et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense ? Cette vie, je me la représente encore créatrice : chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort, comme le ballon lâché de terre adopte le niveau que lui assignait sa densité[1] ». M. Bergson reconnaît que nous ne sommes là que dans le simple possible. Reconnaissons aussi qu’à mesure qu’on passe de l’un à l’autre de ces trois paliers : durée après la mort de ce qu’il y a de réel en nous — survivance de la personne — prolonge-

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 29.