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LE MONDE QUI DURE

l’électricité. Nous avons aussi bien pu passer, sans l’apercevoir, a cote de la télépathie[1]. »

Notre ignorance à ce sujet serait d’ailleurs facile à expliquer, étant donné les thèses bergsoniennes exprimées déjà, en un langage analogue, par Schopenhauer, sur la vision, la connaissance, l’individualité « canalisées ». « Orienter notre pensée vers l’action, l’amener à préparer l’acte que les circonstances réclament, voilà ce pour quoi notre cerveau est fait. Mais par là aussi il canalise et par là aussi il limite la vie de l’esprit. Il nous empêche de jeter les yeux à droite et à gauche, et même, la plupart du temps, en arrière ; il veut que nous regardions droit devant nous, dans la direction où nous avons à marcher[2]. » Il nous coupe ainsi de la majeure partie de notre passé, ne laissant passer de lui que ce qui se rapporte à notre action présente. Il nous coupe de presque toute notre perception qui, en droit, s’étendrait à tout, qui virtuellement embrasse encore un champ immense, et qui réellement n’actualise qu’un certain nombre de perceptions utiles. Il nous coupe, en somme, de tout une vie mentale que le mécanisme cérébral rejette dans l’inconscient, mais pas assez pour que parfois des bouffées de cette réalité profonde n’arrivent a traverser la conscience comme des émissaires d’un monde mystérieux. Les consciences n’étant bien séparées, bien personnalisées que par leur solidarité avec des corps extérieurs dans l’espace, il est possible que, sur le plan de l’esprit, les consciences empiètent les unes sur les autres ; il est probable que, le corps une fois supprimé, ou simplement obscurci par une distraction momentanée de la vie, elles se retrouvent dans la communauté d’un élan vital indivisé. Il ne serait même pas absurde de supposer un bergsonien redevenant platonicien, apercevant, entre l’élan vital et l’élan d’espèce, des élans de genres et d’espèces, une sorte de Grand-Être selon Comte, d’où la naissance nous ferait sortir à l’état de schèmes dynamiques et nous ferait rentrer à l’état de mémoire pure. Car nous commençons à mourir dès que nous avons commencé à vivre. Nous sommes à la fois décroissance et croissance, — décroissance de la richesse d’élan vital, croissance de la mémoire. Le moi « c’est si l’on veut le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle, et vivre consiste à vieillir. Mais c’est tout aussi bien un

  1. Énergie Spirituelle, p. 69.
  2. Id., p. 81.