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LE MONDE QUI DURE

même. L’unité de la direction évolutive creuse le lit d’un nouveau monothéisme.

Cette unité, ce monothéisme, ne paraissent pas conciliables avec la nature de l’élan vital. Certes M. Bergson parle de l’élan vital et non des élans vitaux. Il le caractérise d’un trait général, et unique, en y voyant le maintien d’une réalité qui se fait à travers une réalité qui se défait. Mais dans cette réalité sont données la pluralité des êtres et la multiplicité des voies. Il y a une apparence d’évolution unilinéaire : dans la vie l’humanité intelligente, dans l’humanité intelligente certains peuples privilégiés, dans ces peuples privilégiés certains types d’hommes, certaines espèces de culture et certaines fusées de génie, maintiennent toujours un agmen, une pointe avancée, une tête que tout le reste semble préparer et servir. Mais cet aspect de l’évolution créatrice correspond en elle à une réalité déficiente plutôt qu’à sa réalité positive. Tout se passe comme si l’élan vital était un élan limité. Sa nature serait de réaliser toutes ses possibilités, de s’épanouir en une infinité de formes individuelles, originales. Mais chacune de ces formes devient vite captive de la matérialité qu’elle a dû se donner. Et cette matérialité se confond avec les limites de l’élan vital. Il trouve ces limites dans le poids même qu’il ne peut soulever, qu’il est obligé de tourner d’une façon précaire. Théoriquement la réalité qui se défait aurait peut-être toujours une avance sur la réalité qui se fait, comme la tortue sur Achille dans l’espace de Zénon, mais la vie consiste à compenser par des pas indivisibles cette avance théorique, à substituer la qualité d’un pas léger à celle d’un pas lourd, l’homo faber constructeur de maisons à l’animal porteur de la sienne. Le substituer ? Est-ce bien cela qu’il faut dire ? M. Bergson a fortement insisté sur ce caractère essentiel de l’élan vital, qu’il est conservateur autant que créateur, qu’il maintient autant que possible ses formes moins efficaces à côté de ses formes plus efficaces, et qu’il les maintient pour elles-mêmes, non à titre d’étapes sur le chemin de formes plus parfaites : l’instinct est l’instinct, il n’est pas une forme inférieure de l’intelligence ; l’animal est l’animal, il n’est pas un candidat à la qualité d’homme. L’évolution unilinéaire, qui paraît conduire des uns aux autres, ne repose que sur une illusion déterministe et sur la suppression de la durée vraie. Cette illusion répond d’ailleurs à la limitation même de l’élan vital. Sur la voie où cet élan rencontre le moins de limites (pour nous la voie de l’intelligence) nous sentons la souplesse de l’intelligence surtout en la com-