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LE MONDE QUI DURE

la pensée. Il n’y a philosophie que là où se fait cette appréhension intuitive de l’être. Mais si c’est là une condition nécessaire de la philosophie, ce n’en est pas certainement, pour M. Bergson, la condition suffisante. Le bergsonisme de l’instinct pur, le bergsonisme ennemi de la pensée, le bergsonisme-dada, est une caricature à peu près aussi exacte que le Socrate des Nuées lorsqu’il mesure le saut d’une puce, ou le Rousseau des Philosophes, que Palissot fait entrer en scène à quatre pattes. L’intuition philosophique s’exprime en termes d’intelligence ; bien plus, sa raison d’être est de féconder l’intelligence, de la détacher des choses en lesquelles l’absorbe sa fonction utilitaire pour attirer son attention sur son mouvement, de rattacher ce mouvement à un mouvement plus général, de faire sentir à l’intelligence ses racines d’intuition, de suivre dans l’intuition l’élan qui la conduit à la fleur proprement humaine de l’intelligence, de connaître cette fleur elle-même, non dans son arrêt, mais dans sa fonction de porte-graines, dans son progrès et dans sa durée. Le philosophe est un affranchi de l’intelligence, mais un affranchi au sens romain : il reste dans le cercle et presque dans la maison de l’intelligence, les rapports qu’il entretient avec elle, les services qu’il lui rend sont devenus simplement plus libres et plus souples. Il s’exprime dans le langage de l’intelligence, et, affranchi, il l’emploie avec plus de justesse, disons même de sympathie, qu’il ne ferait étant esclave. L’impression la plus nette que nous donne l’exposition de M. Bergson est celle de l’intelligence. La lumière de sa pensée est bien la lumière des philosophes intellectualistes (Platon est à part), d’Aristote à Spinoza et à Leibnitz. Elle manque de chaleur aussi bien que l’Éthique ou les Nouveaux Essais. Rien de moins pathétique que cette « philosophie pathétique » dénoncée par M. Benda. Les images de ce style ajoutent à la lumière, comme toutes celles des philosophes, et ne créent pas de la chaleur, comme celles des poètes. C’est un style intellectuel parce que c’est un style d’intellectuel, c’est-à-dire de philosophe. Bien qu’il n’y ait pas de types purs, et que l’individualité fasse précisément un mixte original qui échappe au type, un philosophe appartient évidemment au type intellectuel. Mais de ce qu’un philosophe est un homme intellectuel, ne concluons pas que tout philosophe soit nécessairement un philosophe intellectualiste. M. Josse est un orfèvre qui ne réagit pas contre sa pente d’orfèvre, en quoi il n’est pas philosophe. Mais un intellectuel qui ne réagirait pas contre sa pente d’intellectuel aurait peu de titres au nom de vrai philosophe.