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LE MONDE QUI DURE

tion d’un problème particulier à la solution d’un autre problème particulier, pour que nous négligions cette occasion de distinguer, fût-ce contre lui, le problème du comique et celui de la comédie.

Quand Regnard écrivit le Distrait, le théâtre comique était sous l’influence des Caractères de La Bruyère. Déjà les Caractères de Théophraste étaient probablement en recueil d’exemples à l’usage de la comédie attique, et il y aurait tout un livre à écrire sur l’imitation de La Bruyère par la comédie postérieure à Molière. Influence peut-être fâcheuse : La Bruyère c’est, artistiquement, l’anti-Molière, comme Fénelon c’est, moralement, l’anti-Bossuet. Or le Ménalque de La Bruyère, morceau de bravoure dans son livre, sautait trop aux yeux pour qu’on ne tentât pas bien vite de le mettre au théâtre. Regnard s’y essaya, échoua, et on ne recommença plus.

Déjà, en lisant le portrait de Ménalque, nous sommes frappés de ceci : que chacun des traits rapportés est comique, et que l’ensemble du portrait l’est fort peu. Ménalque nous paraît un personnage mécanique créé pour supporter tous ces traits de distraction, laborieusement colligés, et dont l’accumulation est invraisemblable. Ce qui lui manque absolument c’est le mouvement, et par conséquent la vie. Ce portrait, si artificiellement construit, paraît égaré dans le livre de La Bruyère comme il est perpétuellement égaré dans le monde. C’est que le distrait n’est pas un caractère, mais le contraire d’un caractère, et à plus forte raison d’un caractère comique. Un distrait c’est une série d’actes de distraction, avec lesquels on ne peut ni remplir cinq actes, ni créer un mouvement continu et croissant. « Avec toutes vos interruptions, disait le président de la Chambre à je ne sais quel braillard, vous feriez un très beau discours. » Voire ! Pas plus qu’on ne fait une comédie avec des actions comiques.

Une comédie c’est un mouvement, je ne dis pas nécessairement une action. Il n’y a guère d’action dans le Misanthrope, et pourtant il y a comédie parce qu’il y a mouvement ; le mouvement furieux d’Alceste lâché dans un salon, dans le monde, et qui, premier vers, mimé par le mouvement du corps autant que dit par la voix, jusqu’au dernier, celui de la fuite vers un endroit écarté, anime et entraîne tout. Toutes les pièces de Molière sont en mouvement physique, aussi bien réglé sur le-corps humain que la période antique sur les poumons de l’orateur, et c’est pourquoi nous le voyons si à son aise dans la comédie-ballet. Il y a du ballet, du mouvement puissant, ordonné, comique, jusque dans le Misanthrope et dans le Tartuffe.