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LE MONDE QUI DURE
Ce rire de joie qui secoue la salle quand Tartuffe est démasqué, vous ne l’entendrez pas quand, dans la scène des billets, Célimène est pareillement découverte. Ou si nous rions, c’est d’Alceste et des marquis, envers lesquels tromperie était justice. Eux partis, on ne rit ni d’Alceste ni de Célimène, et la scène n’a plus rien de comique, elle est simplement humaine.

Le Misanthrope occupe dans la comédie une place à part. On pourrait l’appeler la comédie de la comédie. Dans ce milieu de conscience claire, paraissent être contredites les lois ordinaires du comique, qui implique chez les personnages une certaine inconscience. « Le comique, dit M. Bergson, est inconscient. Comme s’il usait à rebours de l’anneau de Gygès, il se rend invisible à lui-même en devenant visible pour tout le monde. Un personnage de tragédie ne changera rien à sa conduite parce qu’il saura comment nous la jugeons ; il pourra persévérer, même avec la pleine conscience de ce qu’il est, même avec le sentiment très net de l’horreur qu’il nous inspire. Mais un défaut ridicule, dès qu’il se sent ridicule, cherche à se modifier, au moins extérieurement. » Pourrait-on le dire d’Alceste ? Alceste est peut-être le seul personnage comique qui ne craigne pas le ridicule, qui l’exige au contraire et qui y trouve son élément naturel.

Tous les hommes me sont à ce point odieux
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.

Il paraît donc invulnérable, intérieurement, au ridicule. Et cependant, puisque c’est un personnage comique, il faut bien qu’il ait un talon d’Achille, un travers dont il ne saurait accepter de prendre conscience sans le démentir ou s’en corriger. Et ce point vulnérable, il ne faut rien moins, pour le trouver, que la finesse de Célimène. Les derniers vers du portrait qu’elle trace d’Alceste nous le font connaître :

Et ses vrais sentiments sont combattus par lui
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

Alceste pourra accepter toutes les conséquences de sa raideur et de sa misanthropie, sauf celle-là. Le voilà pire que Philinte. Philinte se contente, par «  philanthropie », de cacher ses vrais sentiments, de leur en substituer d’autres. Alceste, par misanthropie, par manie de la sincérité, les combat. Pour rendre Alceste ridicule, Célimène