Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
LES DIRECTIONS

l’homme, mais dans l’intérieur même de la nature. En même temps le machinisme conduisait à une philosophie de l’action sur la nature, à une philosophie de l’homo faber qui constitue précisément un apport original du bergsonisme. Ou plutôt son originalité a été de combiner dans une intuition générale et essentielle de l’action toutes ces directions de la philosophie pratique, de mettre la philosophie au dessus de toutes les techniques comme elle était au-dessus de toutes les sciences, et en rapport avec toutes.

Devant un problème si complexe il fallait se borner, et M. Bergson s’est appliqué d’abord à porter le point de vue de l’action là où les difficultés étaient le plus grandes, c’est-à-dire dans l’ordre de la spéculation pure et non dans celui de l’action même. Ici comme ailleurs le bergsonisme est un spinozisme retourné. Le spinozisme, qui ramène tout à des valeurs intellectuelles, aboutit logiquement à une Éthique exposée more geometrico, précisément parce que ce sont les problèmes moraux qu’il est le plus difficile de faire rentrer dans de tels cadres, et que, l’œuvre une fois réussie en ce qui les concerne, elle le sera a fortiori, éminemment sinon formellement, pour tous les autres. De même, le bergsonisme, qui ramène tout, sauf l’intuition, à des valeurs pratiques, trouvera son problème capital dans la théorie de la connaissance, justement parce qu’ici ce sont non seulement les choses, mais les mots, qui répugnent le plus fortement à revêtir ces figures d’action. La théorie de la connaissance cesse d’être une analyse pour devenir une synthèse, au sens non plus kantien, mais chimique du mot. « Il ne suffit plus, en effet, de déterminer, par une analyse conduite avec prudence les catégories de la pensée, il s’agit de les engendrer[1]. » Comme les figures mathématiques on les engendrera en épousant un mouvement. On verra ce mouvement déposer comme autant de ses aspects, comme autant de ses coupes, les catégories de la pensée et les formes de la matière. De là la théorie, qui explique l’intelligence par l’action, par les conditions et les nécessités d’une prise de l’esprit sur la matière, par la nature de l’homo faber.

Résoudre un problème ainsi posé n’est pas impossible, mais paraît singulièrement difficile, exige ce que des ironistes appelleront un talent de prestidigitateur. D’une part l’action est au principe de la réalité, comme la Volonté de Schopenhauer, mais d’autre part, comme la Volonté, elle est elle-même un principe d’illusion. Poser au commen-

  1. L’Évolution Créatrice, p. 226.