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LES DIRECTIIONS

gence discursive et qui s’appelle le bon sens. « Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même[1]. » Il suffit de le laisser détendre pour avoir l’absurde, l’absurde du rêve, l’absurde du comique, l’absurde de tout automatisme.

L’effort de tension est, dans une certaine mesure, un effort artificiel. Il participe de la nature de l’homo faber. Le bon sens finit par devenir spontané, il n’est pas originairement naturel. Aucune tension n’est naturelle, pas même celle de la veille. L’état du rêve, dit M. Bergson, « ne se surajoute pas à la veille ; c’est la veille qui s’obtient par la limitation, la concentration et la tension d’une vie psychologique diffuse, qui est la vie du rêve. La perception et la mémoire que nous trouvons dans le rêve, sont, en un certain sens, plus naturelles que celles de la veille : la conscience s’y amuse à percevoir pour percevoir, à se souvenir pour se souvenir, sans aucun souci de la vie, je veux dire de l’action à accomplir. Mais veiller consiste à éliminer, à choisir, à ramasser sans cesse la totalité de la vie diffuse du rêve sur un point unique, celui-là même où un problème pratique se pose. Veiller consiste à vouloir. Cessez de vouloir, détachez-vous de la vie, désintéressez-vous : par là vous passez du moi de la veille au moi des rêves, moins tendu, mais plus étendu que l’autre. Le mécanisme de la veille est donc le plus complexe, le plus délicat, le plus positif aussi des deux, et c’est la veille, bien plus que le rêve, qui réclame une explication[2] ».

La personnalité dans son ensemble s’explique comme une tension, ainsi que M. Bergson l’a exposé dans un cours sur la personnalité, recueilli par un auditeur et publié dans les Études. Cette tension implique un effort, un certain état de résistance et de santé. User d’une matière c’est l’user. « Être une personne cela, jusqu’à un certain point, use. » La tension de la personnalité, qui se confond avec sa durée vivante, consiste dans le maintien de cette durée, c’est-à-dire dans une synthèse du passé et du présent, dans l’incorporation du passé à la conscience, dans l’adduction, le choix et l’utilisation des souvenirs. Si la faiblesse du sujet ne lui permet plus l’effort ni la tension nécessaires, deux cas pourront se présenter : ou bien le passé ne répondra

  1. Le Rire, p. 199.
  2. Le Souvenir du Présent, p. 575.