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LES DIRECTIIONS

mouvements que constitue une perception à celle d’un esprit qui condenserait en les instants de quelques périodes sommaires toute l’histoire terrestre passée. De même la perception « résume dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments. Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n’y a donc qu’une différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure[1]. »

Plus précisément cette différence de tension fonde la distinction du subjectif et l’objectif ; cette différence de degré actif joue un rôle analogue à celui que jouait dans la psychologie anglaise et dans celle de Taine la différence de vitalité et de force entre des images supposées distinctes. Les degrés de tension nous rappellent les réducteurs dont, chez Taine, le bon entretien assure la distinction de l’objectif et du subjectif, et dont le relâchement amène la confusion de l’un et de l’autre. On passe de la perception à la matière par une détente d’énergie. Entre la sensation qui est une qualité et les mouvements en apparence quantitatifs qui sont impliqués en elle, il y a la différence d’une durée contractée à une durée détendue. Notre perception condense dans sa tension une poussière d’ébranlements, de mouvements purs, continus, solidaires. Elle ramasse dans l’acte de sa durée ces mouvements en images, pratique des coupes dans cette continuité, isole des individus dans cette solidarité. « Cette sensation de lumière rouge éprouvée par nous pendant une seconde correspond, en soi, à une succession de phénomènes qui, déroulés dans notre durée avec la plus grande économie de temps possible, occuperait plus de 250 siècles de notre histoire[2]. » Inversement « l’histoire tout entière ne tiendrait-elle pas en un temps très court pour une conscience plus tendue que la nôtre, qui assisterait au développement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution[3] ? » C’est ainsi que la perception de la lumière rouge condensait en une seconde 400 trillions de vibrations successives. C’est ainsi que par la conscience de très loin en très loin et en franchissant chaque fois d’énormes périodes de l’histoire intérieure des choses, des vues quasi-instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de

  1. Matière et Mémoire, p. 277.
  2. Id., p. 229.
  3. Id., p. 231.