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LE BERGSONISME

possibilité d’approfondissement. Plus intérieurement nous trouvons l’idée de la synthèse active qui donne à la multiplicité son unité et sa qualité : l’idée de tension.

Dans chacune de nos perceptions il y a des milliards de mouvements réels ; mais si notre perception existe, c’est qu’au lieu de percevoir ces mouvements nous n’en percevons qu’une qualité, un extrait utile. Une perception c’est une contraction, un emmagasinement d’une multitude de mouvements, qui, au degré le plus inférieur de la vie, le plus voisin de la matière, se dissipent en une dilatation presque immédiate, mais qui, à mesure que se compliquent les appareils du système nerveux, demeurent de mieux en mieux sous pression, diffèrent davantage le moment de leur dilatation. La perception, et ce système de perceptions qu’est la connaissance, c’est quelque chose qui se tend pour se détendre, qui peut demeurer tendu de plus en plus longtemps, de plus en plus profondément, de plus en plus puissamment. Telle la constance thermique de M. Quinton. « L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement où il a imprimé sa liberté[1]. » Et la science suit ici les mêmes voies, la science étant une perception plus généralisée et la perception une science spontanée. La science cherche, comme une tension artificielle, à pousser jusqu’à sa limite cette condensation des intervalles de durée que réalise la perception, — jusqu’à une limite où, la condensation étant achevée, la contraction étant parfaite, la durée n’existe plus. « Ce qui prouve bien que l’intervalle de durée lui-même ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de ce changement, mais il n’y paraîtrait pas en dehors d’elle, puisque le même nombre de simultanéités se produirait encore dans l’espace. Lorsque l’astronome prédit une éclipse, par exemple, il se livre précisément à une opération de ce genre : il réduit infiniment les intervalles de durée, lesquels ne comptent pas pour la science, et aperçoit ainsi dans un temps très court — quelques secondes au plus — une succession de simultanéités qui occupera plusieurs siècles pour la conscience concrète, obligée d’en vivre les intervalles[2]. » Aussi peut-on comparer la synthèse de

  1. Matière et Mémoire, p. 279.
  2. Essai, p. 87.