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LES DIRECTIIONS

coïncidant avec la réalité métaphysique. Les profondeurs de la conscience nous gardent cette multiplicité intérieure à l’état pur, avant qu’elle se soit réfractée et distribuée en multiplicité extérieure. Mais à un autre point de vue la réalité de la vie, c’est de vivre, vivre c’est agir, agir c’est sacrifier des possibles pour en réaliser un seul, c’est supprimer des milliers d’images pour en utiliser une, — c’est, en un mot, l’attention à vivre. Un maximum d’attention nous apparaît bien comme un maximum d’intensité. Et cette intensité d’attention s’oppose nettement à l’intensité de l’esprit pur, à cette multiplicité d’actions possibles impliquée dans une conscience qui rêve librement. Il y aura donc deux sens différents du mot intensité, deux sortes d’intensités psychologiques (et le psychologique n’est qu’une image réduite et plus claire du vital) : une intensité de rêve et une intensité d’action, ce qui répond à la distinction établie à un autre point de vue dans Matière et Mémoire entre le plan du rêve et le plan de l’action. Toutes deux se ramènent bien à une totalité, mais la première à une totalité psychique, celle de termes qui s’entrepénètrent, la seconde à une totalité physique, celle du corps entier intéressé à une action, tendu en une attitude. La première coïnciderait avec une durée étalée, la seconde avec une durée concentrée. La première aurait pour élément le passé et l’avenir, c’est-à-dire les deux figures de la durée qui nous donnent la possibilité d’une occupation indéfinie et où se répand l’esprit lorsqu’il s’affranchit du corps ; la seconde serait à proprement parler l’acte de notre présent, de notre progrès ; « Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée, plus nous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans les autres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, ou mieux en une pointe, qui s’insère dans l’avenir en l’entamant sans cesse[1]. »

La difficulté logique serait ici de savoir laquelle de ces deux formes d’intensité porte l’accent de la vérité psychologique : difficulté logique, qui n’est pas une difficulté philosophique pour qui a su extraire des antinomies kantiennes un mode de penser. La réalité psychologique nous apparaîtra quand nous aurons envisagé chacune de ces intensités du point de vue de l’autre, quand nous nous serons servi de l’une et de l’autre pour recomposer et revivre le mouvement indivisible et continu de l’être intérieur. Mais si l’idée d’intensité se ramène d’abord à celle de multiplicité, elle laisse encore derrière elle une

  1. L’Évolution Créatrice, p. 219.