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LES DIRECTIONS

litative qu’une enclume sensible aurait du nombre des coups de marteau ». De sorte qu’en somme « c’est grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité sans qualité[1] ».

Comme il y a une qualité de la quantité, il y a une quantité de la qualité ; et comme sans la première il n’y aurait pas de représentation, sans la seconde il n’y aurait pas de sensation : « Si la sensation plus intense nous paraît contenir la sensation de moindre intensité, si elle revêt pour nous, comme l’ébranlement organique lui-même, la forme d’une grandeur, c’est vraisemblablement qu’elle conserve quelque chose de l’ébranlement physique auquel elle correspond[2] ». Irons-nous donc ici à une théorie matérialiste ? Non ; à son contraire. Ce « quelque chose » ne consiste pas dans un mouvement moléculaire, puisqu’il y a conscience, mais dans un état affectif, plaisir ou douleur, qui n’est ni ce mouvement moléculaire ni sa traduction, et qu’on peut définir comme la réaction contre lui, l’expression de ce qui tend à se passer, dès qu’il a eu lieu, chez l’être vivant. Si dans la variété des êtres organisés « le plaisir et la douleur se produisent chez quelques privilégiés, c’est vraisemblablement pour autoriser de leur part une résistance à la réaction automatique qui se produirait : ou la sensation n’a pas de raison d’être ou c’est un commencement de liberté ». L’état affectif esquisse précisément la réaction automatique qui tend alors à se produire. Tandis que les ébranlements moléculaires sont inconscients, les mouvements automatiques de réaction sont conscients, et « l’intensité des sensations affectives ne serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces états, et qui auraient suivi leur libre cours si la nature eût fait de nous des automates, et non des êtres conscients[3] ». Une douleur devient de plus en plus intense à mesure que se dessinent dans l’organisme un plus grand nombre de mouvements commençants « en présence de la nouvelle situation qui lui est faite » et qu’une partie sans cesse grandissante du corps se met à réagir. Quand elle est insupportable c’est en effet « qu’elle incite l’organisme à mille actions diverses pour y échapper ». Pareillement l’attrait initial et voluptueux du plaisir est un mouvement commencé, « et l’intensité même du plaisir, pendant qu’on le goûte,

  1. Essai, p. 93.
  2. Id., p. 25.
  3. Id., p. 26.