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LE BERGSONISME

qualité ni l’unité qui sont données de droit, c’est la cessation de ce droit, c’est leur limitation, leur arrêt, leur matérialité sous forme de quantité et de multiplicité.

Si la matière n’est qu’interruption du courant vital, et, comme disait Leibnitz, que de l’esprit éteint, si la quantité n’est donnée que comme une dispersion et une détente de la qualité, la multiplicité que comme la cessation de l’acte qui unifie, il s’ensuit que de la qualité à la quantité il pourra y avoir une infinité de degrés, (selon le degré d’extinction, de dispersion ou de détente) et que qualité pure et quantité pure sont des limites qui, aussi bien du point de vue psychologique que du point de vue cosmologique, ne sont peut-être jamais atteintes. Mais l’élan vital, tant le nôtre que celui de l’univers, impliquent dès le principe une multiplicité infinie de tendances, et d’autre part la matière dans sa totalité peut se penser comme une « conscience où tout se compense et se neutralise », où le mouvement reste à l’état de répétition et la qualité à l’état de dispersion.

De sorte que de l’esprit à la matière on ne va pas de l’unité-qualité à la quantité-multiplicité, mais de la multiplicité qualitative, donnée avec l’unité de l’esprit, à l’unité quantitative, donnée avec la multiplicité de la matière.

La multiplicité qualitative est l’une de ces données immédiates de la conscience auxquelles M. Bergson a consacré son premier Essai. Un état de conscience consiste dans une multiplicité d’états de conscience, mais non pas dans un nombre d’états de conscience, et l’erreur de l’associationnisme consiste précisément à traiter cette multiplicité de fusion comme une multiplicité de juxtaposition. D’autre part la pensée, le langage, la science, l’action ne sont possibles que parce que nous substituons à cette multiplicité qualitative une multiplicité quantitative, que nous étalons dans l’espace ce qui se continue dans la durée, que nous juxtaposons ce qui est fondu, que nous extériorisons ce qui est intérieur, que nous divisons ce qui est solidaire. D’un côté donc nous ne pouvons penser qu’en formant l’idée de multiplicité distincte. Mais d’un autre côté « nous ne pouvons former l’idée même de multiplicité distincte sans considérer parallèlement ce que nous avons appelé multiplicité qualitative[1] ». Les unités même que nous comptons, en s’organisant les unes les autres, suivent un « processus tout dynamique, assez analogue à la représentation purement qua-

  1. Essai, p. 92