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LES DIRECTIONS

Bien que l’enseignement philosophique n’ait jamais été gagné entièrement par la psychologie associationniste et que la réaction contre elle ait participé en France à la continuité d’une tradition, c’est sans doute à M. Bergson qu’est due la critique la plus décisive de l’association considérée comme principe explicatif. Notons d’ailleurs que, si l’Intelligence de Taine nous apparaît maintenant comme un livre d’un intérêt tout historique, les conclusions de Ribot trouvent souvent leur confirmation dans la psychologie bergsonienne.

M. Bergson a donné une force nouvelle et irrésistible au vieux reproche qu’on adressait à la psychologie de l’association : composer l’esprit actif avec des éléments passifs, ériger « les idées et les images en entités indépendantes, flottant, à la manière des atomes d’Épicure, dans un espace intérieur, se rapprochant, s’accrochant entre elles quand le hasard les amène dans la sphère d’attraction les unes des autres[1]. » Mais ces images indépendantes ne sont que des abstractions psychologiques. « En fait nous percevons les ressemblances avant les individus qui se ressemblent, et, dans un agrégat de parties contiguës, le tout avant les parties. » Au lieu d’agréger nous morcelons, et la psychologie bergsonienne sera une étude du morcellement ; au lieu d’associer nous dissocions, et elle étudiera la vie de l’esprit et l’exercice de l’intelligence comme une dissociation d’états.

La forme de multiplicité psychologique, en laquelle l’associationnisme fait consister la réalité originelle, n’est qu’une figure dérivée, apparente, de la vie intérieure, elle ne saurait expliquer, et c’est elle-même qui doit être expliquée. L’aspect quantitatif de la vie psychologique doit trouver, comme l’avait vu Leibnitz, son origine dans un aspect qualitatif. Le premier livre de M. Bergson est au fond une analyse et une critique de l’idée de multiplicité et une application de cette clef à une serrure, qui, ouverte, nous donne accès sur les bords de la profonde vie intérieure.

La première partie montre que ce qu’il y a de réel dans l’intensité d’un état psychologique se ramène bien à une multiplicité : multiplicité des états de conscience intéressés, multiplicité des parties du corps qui agissent ou pâtissent. Et M. Bergson paraît ainsi épouser d’abord les directions que résumaient alors les exposés de Ribot. Mais il ne leur demande une impulsion que pour les dépasser. Cette multiplicité, si nous l’analysons, revêt deux formes selon la nature des

  1. Matière et Mémoire, p. 323.