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LE BERGSONISME

illusion vitale. Avec une attention extrême, qui n’est donnée qu’à peu d’esprits et qui ne peut durer bien longtemps, nous épouserons ce mouvement au lieu de nous attacher à ces arrêts ; la philosophie sentira, comme Ulysse chez Circé, qu’elle est retenue à ces stations de sa route non par sa vocation intérieure et vraie, mais par une destinée contraire et une magicienne habile qui l’emploient à des fins étrangères ; c’est après dix ans, dix ou vingt ou trente siècles d’« erreurs » qu’elle parvient à Ithaque, où il lui faut tendre l’arc contre tant de prétendants superbes installés à sa place, contre « une certaine scolastique nouvelle qui a poussé pendant la seconde moitié du XIXe siècle autour de la physique de Galilée, comme l’ancienne autour d’Aristote. » Ce sont les derniers mots de l’Évolution Créatrice, les deux flèches finales qui conviennent au dernier chant du poème marin, de notre Odyssée métaphysique, de ce νόστος (nostos) qui, après tout, était déjà figuré (comme tant de thèmes bergsoniens) dans les mythes du platonisme. Et voici toute l’essence de l’épopée maritime que nous apercevons dans la fumée bleue de cette philosophie, pareille à celle que la nostalgie du héros voyait à l’horizon de sa pensée insatisfaite, « mélodie où tout est devenir, mais où le devenir, étant substantiel, n’a pas besoin de support. Plus d’états inertes, plus de choses mortes ; rien que la mobilité dont est faite la stabilité de la vie[1]. »

Ainsi la stabilité du cycliste est faite de la mobilité de son cycle. Quand le cycle s’arrête nous descendons ; quand notre mobilité cesse, nous mourons ; mais c’est avec des corps morts que nous nous nourrissons, et c’est avec des réalités au repos — conçues artificiellement au repos — que notre action fonctionne et que notre intelligence l’éclaire. Seulement, avec cette action et cette intelligence, ne faites pas une philosophie, ne fabriquez pas une réalité vivante, ne composez pas du mouvement : « Avec ces états successifs, aperçus du dehors comme des immobilités réelles et non plus virtuelles, vous ne reconstituerez jamais du mouvement. Appelez-les, selon le cas, qualités, formes, positions ou intentions : vous pourrez en multiplier le nombre autant qu’il vous plaira et rapprocher ainsi indéfiniment l’un de l’autre deux états consécutifs : vous éprouverez toujours devant le mouvement intermédiaire la déception de l’enfant qui voudrait, en rapprochant l’une de l’autre ses deux mains ouvertes, écraser de la fumée. Le mouvement glissera dans l’intervalle[2]. » On trouvera chez

  1. L’Intuition philosophique, p. 826.
  2. L’Évolution Créatrice, p. 333.