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LES DIRECTIONS

ment comme des réalités indépendantes si nous nous adressons au sens de l’ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est attaché à aucun mobile, d’un changement sans rien qui change ? le changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible[1]. » La science elle aussi «  résout la matière en actions qui cheminent à travers l’espace, en mouvements qui courent çà et là comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. » Et enfin notre personnalité, envisagée et interrogée en elle-même, dans son fond, nous montre à plein cette réalité du mouvement et du changement ; qu’est-elle sinon « une mélodie qui se poursuit, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente ?  » De sorte que, au dedans comme au dehors, « la réalité est la mobilité même ». Et à mesure que nous nous éloignons de la mobilité nous nous éloignons de la réalité : le repos est moins que le mouvement, et la philosophie qui veut faire sortir le mouvement du repos, l’expliquer par le repos, ne peut pas plus échapper à l’argument zénonien de la flèche, qu’une philosophie qui confond le mouvement réel et le mouvement conventionnel ne peut éluder l’argument d’Achille.

Mais le procédé habituel et nécessaire de l’esprit humain consiste à abstraire et à isoler des états de repos, quitte à leur surajouter ensuite le mouvement comme Dédale à ses statues. Car l’intelligence humaine est une Dédalide. Destinée à créer des outils, au contraire de l’instinct, elle les façonne dans la matière comme des réalités découpées, immobiles, et qui restent inertes tant qu’un mouvement extérieur ne leur est pas surajouté. Et elle figure à cette image la création de l’homme, outil excellent sorti des mains d’un homme parfait et à qui celui-ci a surajouté le mouvement en y logeant un moteur admirable. Dès lors toutes les démarches de l’intelligence consistent à poser des arrêts, que la géométrie schématise, que la sculpture idéalise, que la philosophie élève à l’absolu : d’où l’intellectualisme grec, Euclide, Phidias, Platon.

Arrêts physiques. L’atome de Démocrite atteint dans la matière le même point d’arrêt que l’Idée platonicienne dans l’ordre spirituel, et il donne sa pente à toute la physique comme le platonisme à toute la phi-

  1. La Perception du changement, p. 24.