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LES DIRECTIONS

est le mortel sujet aux accidents de la condition humaine et de l’état marital. Aux yeux du philosophe qui fait l’effort de désintéressement nécessaire pour transcender les catégories de l’action, la durée véritable consiste dans la plénitude et la totalité d’un passé qui survit et qui pousse vers l’avenir sa pointe de présent.

La théorie de la mémoire, à laquelle nous arriverons tout à l’heure, et qui est une des pièces capitales de la doctrine, est fondée sur la conservation de notre passé tout entier, de la durée intégrale perpétuée dans la mémoire inconsciente. « Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule et non pas ce qui est entièrement déroulé[1]. » Nous avons intérêt à ne garder de ce qui est déroulé que ce qui peut être utilisé par notre déroulement actuel.

D’un certain point de vue, notre passé c’est ce qui est fait. Mais d’autre part il n’est nôtre qu’en tant qu’il continue à se faire, que le registre n’est pas fermé, que ce qui est fait influe sur le progrès de ce qui se fait, et que se qui se fait modifie pour sa part la nature de ce qui est fait. Le passé ne constitue une masse de durée continue qu’en tant qu’il continue en effet à presser contre notre présent. S’il était complètement passé c’est que nous aurions cessé de le vivre. Et il existe dans la philosophie un biais par lequel nous nous vidons de notre réalité actuelle et présente pour nous penser seulement sous la catégorie du passé : c’est le déterminisme. Le déterminisme psychologique considère nos actions comme déterminées, dans la mesure où il les considère comme déjà faites, comme passées. Et nous pouvons nous donner à nous-mêmes le sentiment spontané d’où sort, en organisant ce sentiment, la théorie déterministe. Dès que nous considérons notre vie passée indépendamment du moment présent par lequel elle s’insère dans la durée, elle prend une figure achevée et plastique, elle nous apparaît comme une destinée, et c’est parfois un sentiment voluptueux que de se laisser porter par elle, d’éteindre en soi-même toute volonté de la modifier. Cet abandon nous achemine à cesser d’agir, et, à la limite, à cesser d’être. Au dernier moment de la vie, quand on ne peut absolument plus agir et que pourtant on vit encore, quand toute la place dans l’être est occupée par ce qui subsiste l’action étant ôtée, il semble que cela qui subsiste ce soit le passé pur,

  1. Matière et Mémoire, p. 163.