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LE BERGSONISME

D’où il suit qu’un caractère ne peut jamais être arrêté à un moment donné. Comme il est la somme de cette durée, sa solidarité même, et comme cette durée avance et change continuellement, notre caractère aussi avance et change continuellement ; mais comme il exprime la liaison du présent avec un passé sans cesse grossissant, à mesure que la masse de ce passé augmente elle presse davantage sur ce présent, de sorte que notre changement se ralentit, en principe (la liberté étant là pour bousculer ce principe), à l’inverse de l’accélération d’un corps qui tombe : plus nous avons changé moins nous changeons. C’est la vie individuelle, c’est le renouvellement de l’espèce par les individus, la succession continuelle de nouvelles sources et de nouveaux centres d’indétermination, qui entretiennent dans l’univers le changement, soustraient la durée au mécanisme et à l’automatisme qu’elle secrète spontanément et automatiquement, comme un organisme sa coquille, à la fois protection et prison.

Nous avons un caractère en tant que nous avons un passé ; nous existons comme individus en tant que nous possédons un capital de durée. Mais nous vivons en tant que ce passé agit sur notre présent ; nous agissons en tant que ce capital nous sert d’instrument de travail. Le passé n’existe pour notre action que dans la mesure où il fournit des directives, des habitudes, un automatisme tout prêt et des mécanismes tout montés à notre présent. Ainsi notre image pratique de la mer est faite de la couche supérieure qui la met en contact avec l’atmosphère, comporte nos routes et porte nos vaisseaux.

Ce présent qui existe seul pour notre action, du point de vue pur de la durée vivante il n’existe pas. Le présent idéal se confondrait avec une limite mathématique, c’est-à-dire avec l’intemporel : il serait la négation du temps. La matière peut se définir comme l’absence de durée, et c’est pourquoi la science sans durée, les mathématiques, s’adaptent exactement à elle. Comme l’a vu Leibnitz, la matière s’obtient quand on enlève à l’esprit sa durée, c’est-à-dire sa réalité. Omne corpus est mens mimentanea, ce qui contient en germe toute la théorie bergsonienne de l’interruption et de l’inversion. Le corps c’est du présent pur. Un corps inorganique répond à peu près à cette définition (je dis à peu près, la précision étant pour M. Bergson une vue de l’esprit abstrait beaucoup plus qu’un caractère de la réalité). Mais un corps organisé y répond beaucoup moins. Justement parce qu’il est vivant, il ne peut comporter qu’un présent accordé avec la vie ; et parce qu’il est réel il occupe une durée,