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LES DIRECTIONS

soit pour Descartes que le tableau d’une succession idéale des vérités philosophiques, il n’en symbolise pas moins la suite selon laquelle s’engendrent chez le philosophe les moments de la méditation : il va de la découverte à la méthode, non de la méthode à la découverte. Mais l’historien de la philosophie a une tendance bien naturelle à intervertir cet ordre et à voir dans la découverte la mise en œuvre d’une méthode préalable : la même erreur que celle à laquelle la critique est exposée devant un romancier ou un peintre.

Ce qui n’empêche pas que toute intuition vive et vraie ne tende à cristalliser en méthode, à déborder par ses puissances de lumière ses propriétés caloriques. Dans l’Essai M. Bergson a pris l’intuition de la durée comme méthode pour expliquer la question de la liberté, dans Matière et Mémoire pour résoudre le problème des rapports de l’âme et du corps. Et dans l’introduction de l’Évolution Créatrice il écrit : « Aussi le présent essai ne vise-t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il voudrait simplement définir une méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer[1] ». Il est tout naturel, et il est conforme aux directions mêmes de M. Bergson, aux directions qu’il reconnaît à la vie, qu’une intuition se tourne presque immédiatement en schéma d’action, c’est-à-dire, ici, en méthode, en les cadres généraux qui en permettent une application indéfinie. Il est naturel aussi que les philosophes voient d’abord sa philosophie de ce biais, de même que les théologiens se préoccupent d’abord de ce qu’il pense sur Dieu. Précisément parce que c’est là la tentation et la pente propre du philosophe, et peut-être un peu de M. Bergson lui-même en tant qu’il expose et propose sa doctrine aux philosophes, il convient qu’avertis par lui nous y résistions et ne descendions la pente qu’en gardant en main la direction, c’est-à-dire l’intuition musicale et désintéressée de la durée pure.

Notre vie est donc durée, et l’univers est comme nous un vivant qui dure. « Comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être vivant pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure[2]. » L’homme et l’univers réels, ce sont l’homme et l’univers qui durent, inversion exacte du spinozisme où l’intuition de nous-mêmes (sentimus, experimur), comme l’intuition de Dieu, nous font toucher l’éter-

  1. L’Évolution Créatrice, p. VII.
  2. Id., p. 16.