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LES DIRECTIONS

saurait plus être pris au sens plein de l’intellectualisme, où il faisait corps avec la pensée, qu’il ne constitue qu’un support verbal de la vraie réalité, qui est, en moi, ici mon sentiment et, là mon action, et que je ne puis sans la dénaturer substantifier en choses.

Depuis Hume « Je suis une chose » apparaissait donc vidé de tout sens ontologique et réduit à un signe verbal. En laissant de côté les tentatives de restauration métaphysique chez les successeurs allemands de Kant, c’est ainsi que l’entendent la psychologie anglaise et la psychologie de Taine. Mais cette idée que je suis une chose qui dure avait-elle précédé le bergsonisme ? Oui. Seulement elle était investie d’un exposant négatif, elle faisait corps avec le scepticisme. Comme le vice à la vertu, elle rendait hommage à l’ontologie et à la dialectique platoniciennes et cartésiennes en appelant durée la conscience de mon non-être (ou l’inconscience de mon être, ou l’ignorance et de mon être et de mon non-être, puisque le scepticisme de Pyrrhon et de Montaigne consiste dans ce genre de mouvement, dans cette fuite et cet écoulement) comme la pensée était pour Descartes la conscience de mon être. Plus qu’un philosophe quelconque, Montaigne paraît proche de M. Bergson. C’est l’homme attentif à son intérieur, qui le sent couler, qui, moraliste, socratique, sait que par cette durée il existe, et, philosophe pyrrhonien, que par elle il n’existe pas. Mais le pyrrhonisme négatif de Montaigne, attitude à laquelle il s’amuse pour se déguiser, sans trop prétendre nous tromper, disparaît dans un jaillissement direct de vie fraîche qui est bien la durée humaine prise à la source, sur le griffon même. Son doute vivant est au doute méthodique de Descartes ce que le clair-obscur de Rembrandt est à la lumière d’atelier de Lebrun. Ce doute vivant qui se confond avec le mouvement intérieur de l’esprit, et dont Athènes avait connu une figure en Socrate, il est l’oxygène de la pensée d’Occident. S’il était seul elle ne pourrait vivre et se consumerait dans son feu labile. Mais sans lui elle se dessécherait dans une pesante scolastique.

Le bergsonisme donne au mobilisme de Montaigne une bonne conscience philosophique, le fait passer au positif et à l’être. La durée, chassée des palais d’idées comme une intruse et une ennemie, hébergée chez ces irréguliers et ces vagabonds qu’étaient les sceptiques, il la fait entrer dans la salle royale et l’installe sur le trône. C’est en se plaçant dans la durée et le mouvement qu’on se moquait autrefois de la philosophie. M. Bergson montre à sa manière que c’était là