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LE BERGSONISME

il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ?[1] »

Durer, ici, c’est tout simplement vivre, ce qui nous conduira à penser que vivre c’est durer. Telle que nous l’éprouvons en nous, la durée évoque l’analogie de la musique, qui évoque l’analogie de la vie. Analogies encore vagues, indications, simples touches, comme celles d’un prélude. Il y a à la limite du bergsonisme une idée de la musique essence des choses, semblable à celle que nous trouvons dans Schopenhauer. Pour la troisième fois depuis Pythagore la musique prend place à l’autel central de la philosophie. Il existe une musique pure. Les vrais musiciens, qui ne sont jamais des visuels, en ont à peu près conscience. Mais les amateurs de musique, qui aiment sans l’ouvrir la beauté du fruit et qui appartiennent souvent au type des visuels, prennent dans la musique le plaisir de la transposer et de la traduire immédiatement en images d’espace.

Quand par l’ombre, la nuit, la colline est atteinte,
De toutes parts on voit danser et resplendir,
Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,
Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,
Le groupe éblouissant des notes inégales.
Toujours avec notre âme en doux bruit s’accoupla,
La nature nous dit : Chante ! Et c’est pour cela
Qu’un statuaire ancien sculpta sur cette pierre
Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière[2].

Les vrais musiciens de la durée intérieure sont rares (il y a Amiel). Peut-être la méditation du bergsonisme en créera-t-elle. Peut-être l’oreille intérieure s’habituera-t-elle ici, comme l’oreille extérieure s’est habituée aux dissonances de Hugo et de Wagner. Toujours, plus ou moins, cette musique pure reste une limite théorique ; elle subit dans la réalité la concrétion visuelle, devient le pâtre de pierre et de lignes. Il faut que la pensée prenne, par une véritable gymnastique qui ne va pas

  1. Essai, p. 75.
  2. V. Hugo.