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I
UNE PHILOSOPHIE DE LA DURÉE

Il est naturel qu’une philosophie comme celle de Spinoza débute par des définitions qui contiennent déjà, dans leur condensation géométrique, toute la réalité que la réflexion de l’intelligence en tirera. Il est aussi naturel que Spinoza ait pu appliquer la même méthode à la philosophie de Descartes, laquelle y tendait par certains de ses plus importants côtés. Car ces philosophies exorcisent le malin génie du temps. Mais il n’est pas moins naturel qu’une philosophie de la durée ne comporte pas ces définitions préliminaires de son objet. Une réalité qui dure ne saurait être contenue dans une définition, puisque la définition, même la définition mathématique par génération, consiste à éliminer la durée, et qu’« une définition parfaite ne peut s’appliquer qu’à une réalité faite[1]». Une réalité qui dure n’est point réalisée avant d’avoir duré ni même après avoir duré, elle se réalise en durant. Une philosophie de la durée ne saurait donc fournir une idée, une image, un sentiment de la durée que par des approximations, des retouches, un enveloppement progressifs, et surtout par un appel à la conscience, par une invitation à prendre contact avec notre durée intérieure, à faire silence et à tendre l’oreille pour l’entendre couler, à en reconnaître des aspects dans des esquisses successives et jamais complètes, dans les coupes qui nous seront successivement présentées.

Néanmoins une définition provisoire peut servir de maquette à l’œuvre qui se réalisera peu à peu : « La durée pure, dit l’Essai, est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit qu’en se rappelant ces états,

  1. L’Évolution Créatrice, p. 14.