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PRÉFACE

ginale doit comporter une critique sui generis. Peut-être même chaque philosophe original. La fonction du critique c’est de faire ce que le philosophe ne peut faire, c’est-à-dire de classer le philosophe dans un ordre, de mesurer et de soupeser son élan, de voir où cet élan se ralentit et s’arrête, de pressentir l’élan qui pourra le relayer. — En second lieu le philosophe compose sa doctrine et l’oppose aux autres doctrines, ou plutôt il commence par l’opposer, et c’est ensuite qu’il la compose, et que son oui succède à son non. En tant que créateur, que fabricateur d’un système, il est obligé de se conformer aux exigences de la fabrication. Il a beau faire de la philosophie une connaissance désintéressée, il ne peut aller jusqu’au bout de ce désintéressement puisqu’il le systématise en une œuvre individuelle, efficace, attachée à un but de construction et d’enseignement. Le critique non plus d’ailleurs, mais le critique peut cependant aller plus loin dans la voie de ce désintéressement, dont l’état pur est irréalisable. Ou plutôt le critique n’est pas, comme le philosophe, intéressé à servir la doctrine, mais à s’en servir, surtout lorsque, comme c’est le cas ici, cette doctrine est une doctrine ouverte qui suggère des emplois nouveaux, qui demande plus à servir qu’à être servie. — Enfin, et en conséquence, le critique peut ajouter à la pensée d’un philosophe (comme d’ailleurs à l’œuvre d’un artiste) ce qui lui manque par définition, ce qui a dû lui manquer pour qu’elle fût créée, à savoir une profondeur de durée. Toute originalité naît d’une rupture avec un passé. Un Mirabeau, un Frédéric II ne sont d’abord eux-mêmes que par leur hostilité contre leur père ; c’est plus tard, parvenus à l’âge de la critique, qu’ils rendent justice à leur ancien ennemi, se reconnaissent ses fils spirituels, veulent être enterrés dans le même tombeau. Ainsi le critique, désintéressé de la création et de l’action, est parfois mieux apte que le philosophe à voir le génie du philosophe dépassé, comme celui d’un Mirabeau ou d’un Frédéric, par l’élan vital d’une longue lignée. Et il en est de même du visage de la durée tournée vers l’avenir. Le critique, en prolongeant une doctrine à ses risques et périls, en lui faisant subir ce que Bacon appelle la translation, le renversement, le hasard de l’expérience, en la maniant librement, en la décomposant et en a recomposant, en l’ouvrant pour voir ce qu’il y a dedans, accélère le mouvement qui la conduit vers sa fonction de maturité, vers son rôle de porte-graines, vers le moment où elle devra se transformer, s’invertir, s’assouplir comme l’expérience baconienne. Philosophie de l’expérience, philosophie de la durée, le berg-