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PRÉFACE

trine de l’évolution créatrice (en laquelle des esprits prévenus ont cru voir un retour des théologies orientales) nous purge au moins de cet orientalisme paresseux, nous amène à notre pleine et pure conscience occidentale.

Le bergsonisme, si, comme je le crois, il est appelé à vivre, est appelé aussi à se modifier, puisque vivre c’est changer. Le cartésianisme aussi a vécu, a changé, il s’est appelé Malebranche, Spinoza, Leibnitz, et il importe peu que tel ou tel de ces philosophes ait éprouvé le sentiment qu’il enfermait en lui tout l’élan vital de la philosophie : c’est l’illusion individualiste même, et le progrès, sur la terre, ne s’accomplit que par des individus. On ne détruit que ce qu’on remplace. Mais, dans l’ordre de la vie, ce qui est remplacé n’est pas détruit ; l’œuvre d’une génération ne détruit jamais, malgré les apparences, l’œuvre de la génération précédente. Quiconque connaît l’histoire de la philosophie a une vue assez claire de la manière dont les systèmes se modifient, se substituent, se prolongent les uns les autres dans l’élan vital de la perennis philosophia, mais aussi il sait à quel point, dans ce stream of philosophy, les réfutations dialectiques comptent peu. Le mépris de Leibnitz pour les réfutations est bien naturel à l’homme qui a eu la vision la plus claire et la conscience la plus vive de ce courant. Le théologien de Sorbonne ou de Leyde qui avait réfuté M. Descartes, le cardinal qui avait fait un Anti-Lucrèce, le professeur wolfien qui réfutait M. Kant, le scolastique de droite ou de gauche qui a réfuté M. Bergson, contribuent à l’évolution de la philosophie à peu près comme les Sentiments de l’Académie sur le Cid ont contribué à l’évolution du théâtre. Ce n’est pas Chapelain, c’est Racine qui a modifié les perspectives du public sur le Cid et sur Corneille. Bien entendu il ne faut prendre la comparaison qu’avec réserves, et mutandis mutatis. Une suite de doctrines n’est pas une suite d’œuvres d’art. Mais les deux suites ne sont composées de ce qui « existe ». Et ce ne sont jamais les réfutations en forme qui ont enlevé quoi que ce soit de son être véritable à une doctrine philosophique : leur abondance et leur pugnacité, au lieu de lui porter dommage, en prouvent au contraire la santé.

Est-ce à dire que la critique, devant le bergsonisme, doive donner sa démission ? Pas du tout. Mais la critique ne tient pas toute dans les réfutations dialectiques, dont je ne nie pas l’utilité limitée. La critique qui s’applique à la littérature ou à l’histoire ne saurait être employée telle quelle en philosophie, et chaque discipline ori-