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PRÉFACE

la robe sur laquelle on peut lire Argumentabor, ce sont des illusions et du bagage de jeunesse, de scolastique ou de pédantisme. Tout philosophe mûri dans l’exercice de la pensée en arrive à dire avec Leibnitz : « Je suis prévenu contre les réfutations, et il faut qu’elles soient bien bonnes pour être passables. »

Tel critique mélancolique ne manquera pas de me faire dire que M. Bergson est irréfutable, et d’avoir beau jeu à se moquer de moi. Entendons-nous bien. Il est fort peu probable que les écrits de M. Bergson soient acceptés en bloc, par la postérité, comme un Évangile de la vérité philosophique. Mais, encore une fois, la philosophie se développe sur le plan du dialogue et non sur le plan d’un Évangile écrit. L’écrit qui l’arrête n’est même pour elle, comme Platon l’indique dans le Phèdre, qu’un mal nécessaire. La destinée de l’œuvre de M. Bergson sera pareille à celle des philosophes du passé. Il en restera une impulsion plutôt qu’une vérité fixe, un mouvement plutôt qu’un monument. Ce qu’on peut reconnaître, c’est que M. Bergson s’est efforcé de réduire dès maintenant la part nécessaire de la déperdition d’énergie, de l’usure impliquée dans le fonctionnement même de la machine qu’il a créée. Et cela de deux façons : d’abord en limitant sa réflexion et sa production (un millier de pages environ) à des points étudiés à part comme des problèmes spéciaux ; et ensuite en intégrant à sa philosophie ce mouvement même, ces transformations inévitables d’une doctrine dans la durée et par la durée. Eschyle confiait ses œuvres au temps qui conserve. M. Bergson, plus hardi, confie son œuvre au temps qui modifie, qui modifie pour se souvenir. Quoiqu’il en soit, quelque chose en sera détruit, comme de tous les systèmes, car le bergsonisme n’a pu se formuler qu’en un système, comme il n’a pu s’exprimer qu’en mots, et un système est construction provisoire, marchepied d’un autre système, belle occasion aux ignorants de dire que tout système est vanité. Ainsi ce vali turc qui ne voulait pas de chemin de fer dans son gouvernement, sous prétexte qu’avec les Européens c’était toujours provisoire, que les types de chemins de fer et les chemins de fer eux-mêmes seraient bientôt déclassés par d’autres inventions plus nouvelles, et que pour avoir ce qu’il y aurait de mieux en inventions comme il l’avait déjà en religion (louange à Allah !) il préférait attendre. Il attend sans doute encore. Comme tout homme d’Occident a dans le cœur un Oriental qui sommeille, on voit des écrivains distingués appliquer ce beau raisonnement aux changements continuels de la science et de la philosophie. Une doc-