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PRÉFACE

de l’élan vital, on arrivera peut-être à résoudre les problèmes esthétiques, moraux, religieux et le problème même de la mort. Quoi qu’il en soit de l’absolu, et à plus forte raison de l’art, de la religion, de la morale et de nous-mêmes, — nous en sommes, nous sommes sur une route le long de laquelle nous pouvons cheminer non vers l’absolu, mais en lui. Amorcer le dialogue sur des points de la philosophie que M. Bergson n’a pas touchés, l’amorcer en tenant compte de ce que M. Bergson a apporté de nouveau en philosophie, ce n’est nullement, me semble-t-il, se livrer à la besogne vaine qui consisterait en une maïeutique du bergsonisme analogue à celle que Fouillée tenta jadis pour la Philosophie de Socrate, — ni déduire mécaniquement des écrits de M. Bergson une doctrine sur tous les problèmes philosophiques. La philosophie bergsonienne ne constitue pas seulement une philosophie de la vie ; c’est, comme toutes les grandes philosophies du passé, une philosophie vivante, qu’il ne suffit pas de penser, mais qu’il faut vivre, — et vivre une philosophie en philosophe, c’est la replacer dans le rythme socratique, c’est l’incorporer à ce dialogue des philosophes, en lequel le Socrate du Phédon voit avec justesse sa destinée d’outre-tombe.

On trouvera dans ce livre ce qui fait le fond ordinaire du dialogue : des remarques et des réserves. On n’y trouvera pas de « réfutation ». En philosophie tout se réfute et rien ne se réfute, et cela égaye beaucoup les esprits étrangers à la philosophie, qui concluent à une vaste et séculaire mystification. Mais si Tout se réfute et Rien ne se réfute paraissent également vrais, c’est sans doute que le plan dialectique de la réfutation et le plan réel de la philosophie constituent deux plans distincts. Le Platon du Parménide et de l’Euthydème serait peut-être ici d’un avis différent. Mais songeons aux Méditations de Descartes. Il suffit à un philosophe d’un souvenir intuitif pour connaître comment les Méditations ont apporté des résultats à la perennis philosophia et comment elles ont été dépassées par le mouvement même qu’elles avaient alimenté. Elles ont été dépassées par un mouvement beaucoup plus que réfutées par des raisons : il n’y a qu’à songer à la somme d’arguties inopérantes que représentent les trois quarts des Objections provoquées par Descartes et rédigées par les meilleurs esprits de l’Europe. Aujourd’hui encore une page des Méditations nous apparaît plus vraie, vraie de cette vérité de mouvement, que dix des meilleures pages des Objections, et cela bien que, d’un certain point de vue, on puisse dire que les réfutateurs l’aient emporté. L’ardeur de réfutation, d’impugnation,