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LE MONDE QUI DURE

l’une des deux, son option ne sera jamais définitive : il sautera indéfiniment de l’une à l’autre. L’évolution de la vie dans la double direction de l’individualité et de l’association n’a donc rien d’accidentel. Elle tient à l’essence même de la vie[1]. »

Et si l’individualité nous conduit à la réalité de la vie, elle n’est pas cette réalité. Les moments suprêmes de l’individu, il les éprouve quand il cesse d’être individu pour vibrer dans le courant même de la vie, celui qui va d’un germe à un germe. C’est pourquoi il ne saurait y avoir d’individualité parfaite. « L’individualité loge son ennemi chez elle. Le besoin même qu’elle éprouve de se perpétuer dans le temps la condamne à ne jamais être complète dans l’espace[2]. » Et une individualité parfaite serait une individualité faite, une individualité qui ne durerait plus. Il y a dans l’élan vital une exigence d’individus, l’exigence d’un passage par les individus, l’exigence de briser les individus.

Pas d’individualité sans matière, parce que l’élan vital ne peut se soumettre la matière qu’en lui obéissant d’abord. Mais cette obéissance n’en demeure pas moins une chaîne et un poids. Toute organisation individuelle « est à la merci de la matérialité qu’elle a dû se donner ». Dans cette lutte inégale la matérialité finit toujours par l’emporter. Et ce n’est pas seulement par son poids de matérialité que l’individu fait obstacle à l’élan vital. « Chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser[3]. » Presque tout dans l’espèce nous paraît organisé pour le bien de l’espèce seule, et presque rien pour le bien de l’élan vital dans son ensemble, ni pour le bien de l’individu seul. Mais quand nous passons de l’animal à l’homme, la part de l’individu devient plus visible, et chaque individu tend à se comporter comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à lui. Il s’indigne volontiers qu’il en soit autrement, et les poètes romantiques ont prêté une voix à cette indignation. « La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et retardent constamment sur elle[4]. » L’individu, en lequel la vie se manifeste, se développe, progresse, devient donc bien vite un poids mort de la vie, un essai pour peser sur elle, l’encrasser, l’enrayer.

  1. Évolution Créatrice, p. 283.
  2. Id., p. 14.
  3. Id., p. 276.
  4. Id., p. 139.