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LE BERGSONISME

nité de points de vue fût réalisée, et un monde d’individus comportait seul, pour Leibnitz, la perfection qui appartient au meilleur des mondes possibles. Dans l’évolution créatrice, le monde réel est fait d’une infinité de mondes impossibles, et on pourrait jusqu’à un certain point donner de l’individu cette définition : un monde impossible. Un monde qui n’est reconnu impossible qu’après avoir été tenté, pendant le court moment d’une existence individuelle, après avoir été un instant possible, après avoir formé un pont fragile qui ne s’est écroulé que lorsque quelque chose y a eu passé. L’individualité est, pour l’élan vital limité, un moyen analogue à celui qu’employa Didon pour faire tenir toute la superficie d’une ville dans l’espace d’une peau de bœuf : elle la découpa en lanières minces qui tracèrent l’emplacement d’un rempart. L’individualité est donc donnée dans l’élan vital avec l’existence du choix et la liberté du choix. Mais sans la matière elle restait pure possibilité. Sans la matière elle eût ressemblé à cette multiplicité de fusion que nous trouvons en nous, où demeurent virtuelles toutes sortes de personnalités qui s’entrepénètrent. Pour que ces personnalités deviennent extérieures les unes aux autres, c’est-à-dire réelles, il leur faut une matière. Alors nous nous comportons à peu près comme l’élan vital lui-même. Et cela de deux manières, par le moyen de deux matières, — par la paternité, matérielle et spirituelle, ou par les créations du génie. On est père non par la procréation (l’acte sexuel est bien plutôt une fin de l’individu qui procrée qu’un commencement de l’individu procréé), mais par l’éducation. Or élever des enfants, c’est généralement réaliser en autrui un possible qu’on n’a pas pu réaliser en soi-même, ou tout au moins qu’on ne peut plus réaliser. Emma Bovary, enceinte, souhaite un fils, parce qu’étant homme elle croit qu’il incarnera toute la vie de liberté et de force qu’elle-même n’a pu que douloureusement rêver. Seule la matière d’un autre corps humain, plus ou moins relié au nôtre, nous donne le moyen de réaliser nos possibles intérieurs ou l’illusion de croire que nous les réalisons. Mais Montaigne disait qu’il aimerait mieux engendrer un enfant de l’accointance des Muses que de l’accointance de sa femme. Et les enfants ainsi engendrés, ceux par lesquels un Michel-Ange, un Molière, un Rubens, un Beethoven extériorisent leurs possibles intérieurs, ils ont besoin, eux aussi, de matière, ils ne se forment qu’en se soumettant aux lois de la création organique, à la substance du marbre, aux règles du théâtre, à l’optique de la peinture, à la mathématique de la musique. La multiplicité virtuelle impliquée