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LE BERGSONISME

comme celui d’Amiel, qui se prête à toutes les personnalités, et se trouve si mal à l’aise, si gauche dans une seule.

Cette diversité de personnes, qui existe chez l’enfant, chez l’homme cultivé, chez l’artiste, la société la voit de mauvais œil : car l’idéal de la société est un idéal militaire, où chaque personnalité formerait un rouage social exact, fidèle, constant. Et la société est en cela puissamment aidée par la matière. Cette multiplicité de personnes incluses dans notre élan vital, elle demeure presque toujours réfrénée et simplement virtuelle à cause de l’unité de notre corps : toutes les personnes, obligées de se servir du même corps, deviennent à peu près la même personne. Le mélange indécis de personnalités qui coexistent chez l’enfant s’accorde avec une indécision et une instabilité du corps. Et l’homme qui a gardé en lui cette complexité de personnes éprouve plus ou moins l’existence de son corps comme une gêne et une chaîne.

Les personnalités qui s’entrepénètrent dans l’élan vital ont une tendance à se distinguer à mesure que l’élan vital s’explicite. Mais la philosophie cherchera une explication plus profonde que le passage spencérien de l’homogène à l’hétérogène. Comme l’avait montré Ribot, l’unité de notre personne est avant tout l’unité de notre corps, une unité biologique. En conclurons-nous que la matière est, comme le disaient les scolastiques, principe d’individualité ?

En partie seulement. L’individualité est à la fois déposée par l’élan vital et donnée virtuellement dans la matière. D’une part « la matière a une tendance à constituer des sujets isolables, qui se puissent traiter géométriquement », mais ce n’est chez elle « qu’une tendance. La matière ne va pas jusqu’au bout[1] ». D’autre part « concluons… que la vie n’en manifeste pas moins une recherche de l’individualité et qu’elle tend à constituer des systèmes naturellement isolés, naturellement clos[2] ». On s’explique assez difficilement que la vie et la matière, qui sont l’inversion l’une de l’autre, manifestent cependant la même tendance. C’est que, pour M. Bergson, l’organisation de l’individu serait l’interférence d’un mouvement qui se fait et d’un mouvement qui se défait. « La vie est un mouvement, la matérialité est un mouvement inverse, et chacun de ces deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisée aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces

  1. Évolution Créatrice, p. 11.
  2. Id., p. 16.