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LE BERGSONISME

II
LES INDIVIDUS

On ne peut séparer, dans la philosophie bergsonienne, la matière et l’élan vital. L’un et l’autre ne sont que des moments d’un même mouvement, comme le bouquet épanoui et retombant d’un jet d’eau ne fait qu’un avec l’élan vertical qui le porte : le bergsonisme pourrait relayer l’image qui termine les Dialogues d’Hylas et de Philonoüs. De ce point de vue l’existence absolue de la matière est maintenue contre l’idéalisme, comme l’existence absolue de l’esprit est maintenue contre le matérialisme. Le mouvement de création spirituelle qui est l’élan vital, lorsqu’il s’arrête, devient matière par sa propre déficience. Et la matière n’est que limite, arrêt de cette force. Notre corps ne crée rien : il limite la représentation qui, de droit, serait une présence universelle de la matière à chacun de ses points ; il arrête, suspend, emmagasine du mouvement. Pourtant philosopher consiste à écarter le plus possible la matière, et tandis qu’aucune explication philosophique de l’esprit n’a jamais pu se faire en termes de matière, au contraire toute explication philosophique de la matière se fait en termes d’esprit. Ces deux images : La matière est de l’esprit éteint — L’esprit est de la matière allumée, se valent en tant qu’images pittoresques, mais ne se valent pas en tant que signification philosophique, car la première est intelligible et la seconde inintelligible pour un philosophe. M. Bergson dit que l’élan vital est limité, est comme nous borné dans sa nature, infini dans ses vœux, et nous le croyons sans peine. Mais précisément cette infinité de nos vœux, cette Volonté que Descartes assurait avec profondeur être aussi bien infinie chez l’homme que chez Dieu, elle nous permet de supposer comme possible un élan vital illimité, un élan vital sans matière qui a peut-être existé ou qui existera. Et nous ne pouvons faire l’opération inverse, imaginer une matière pure, indépendamment de l’élan vital. L’esprit éteint demeure de l’esprit. « L’univers matériel lui-même, défini comme la totalité des images,