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LE MONDE QUI DURE

de cet automatisme dans une sorte de liberté lyrique analogue à ces mutations brusques d’une plante qu’a étudiées De Vries.

Il y a donc dans l’élan vital une grande part de contingence. En lui-même il serait entièrement contingence, mais le courant de matière qu’il remonte et organise le charge de nécessité. Nous ne pouvons concevoir la matière que comme nécessaire. Et la science nous y aide en nous montrant, jusqu’aux plus lointaines nébuleuses et peut-être dans l’infinité de l’espace, un monde de matière analogue à la matière où nous vivons, à la matière qu’est notre corps. Elle ne nous dit rien de tel sur la vie et ne nous la révèle, hors de la terre, que comme un possible. Un bergsonien ne saurait guère admettre que la vie ne soit, comme le dit Anatole France, qu’une sorte de moisissure et de maladie accidentelle limitée à notre planète. L’originalité du bergsonisme est d’exposer comment la vie est plus ou moins coextensive à la matière, que l’une ne se conçoit pas sans l’autre, et que, dans tout système relativement clos, le mouvement descendant que nous appelons matière n’est que l’inversion d’un mouvement ascendant qui est la vie. Dès lors la matière étant remontée par le courant vital n’est pas pure nécessité, mais la vie n’est pas non plus pure contingence. M. Bergson parle de la « possibilité, la nécessité même d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption[1] ». Dès lors « Contingentes, le plus souvent, sont les formes adoptées ou plutôt inventées. Contingente, relative aux obstacles rencontrés en tel lieu, à tel moment, la dissociation de la tendance primordiale en telles et telles tendances complémentaires qui créent des lignes divergentes d’évolution. Contingents les arrêts et les reculs ; contingentes, dans une large mesure, les adaptations. Deux choses sont nécessaires : 1° une accumulation graduelle d’énergie, 2° une canalisation élastique de cette énergie dans des directions variables et indéterminables, au bout desquelles sont les actes libres[2] ». Il n’y a pas de vie sans ces conditions matérielles. Il n’y a pas non plus de vie si l’élan vital ne dépasse pas ces conditions matérielles, s’il n’est pas élan créateur. Au principe du bergsonisme il y avait une philosophie de la liberté. L’Évolution Créatrice a pour but de retrouver dans l’élan vital la liberté que l’Essai cherchait dans l’élan de notre vie psychologique. Mais l’Essai restreignait la liberté à des moments de crise exceptionnelle. L’Évolution Créatrice assouplit et étend ce domaine de la liberté.

  1. Évolution Créatrice, p. 267.
  2. Id., p.227.